La troisième prière de la journée débute dans la petite mosquée de Mokowe, dans le sud-est du Kenya. Ce jour-là, l'appel du muezzin revêt un caractère particulier : la ville rend hommage à l'un des siens. Arif Kassim, assassiné le 13 juillet par la milice islamiste shebab venue de Somalie, à une vingtaine de kilomètres de là. Son père ne comprend pas : «C'était un bon musulman, il était très jeune et très prometteur. Il apprenait à devenir pilote d'avion.»
Mais ce jeudi-là, il s’est retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Il était dans le convoi de sa tante, une représentante du gouvernement, quand celui-ci a été stoppé par des membres du groupe terroriste. Six personnes sont prises en otages. Trois sont tuées, dont le jeune homme.
Poreuse
Au cours des derniers mois les attaques se sont intensifiées. La Somalie toute proche subit une guerre sanglante entre les jihadistes affiliés à Al-Qaeda et la mission de l’Union africaine, à laquelle contribue fortement Nairobi. La frontière est si poreuse qu’il ne se passe pas une semaine sans qu’un attentat soit commis, ou qu’une milice n’attaque des villages kényans.
La semaine précédant la mort d’Arif fut particulièrement sanglante. A quelques dizaines de kilomètres de son village, c’est un autre bourg, Mpeketoni, qui était attaqué. Le 5 juillet, quatre policiers perdaient la vie dans l’assaut de leur commissariat. Quelques jours plus tard, des dizaines de miliciens revenaient et décapitaient neuf hommes. Face aux violences récurrentes, beaucoup fuient la côte en direction des îles ou de Nairobi.
«Ils s'en prennent à ceux qui ne sont pas des tribus locales», explique Martha, terrorisée depuis plusieurs mois par les attaques. Les shebab épargnent généralement les musulmans et s'en prennent aux chrétiens pour tenter de récupérer cette zone, qu'ils considèrent comme une terre d'islam. La veille, un groupe a tenté une offensive vers 1 heure du matin. «Quand j'ai entendu les tirs, j'ai pris mes enfants avec moi et j'ai couru en direction de la mangrove pour les cacher», raconte Martha. Cette nuit-là, il n'y a pas eu de victime.
Le 17 juillet, le président Uhuru Kenyatta, en campagne pour sa réélection, est venu rassurer les habitants de Mpeketoni : «Nous allons les chasser, les trouver et les enterrer», a-t-il affirmé. Les terroristes arrêtés ont en effet peu de chances de voir un jour un tribunal : les exécutions extrajudiciaires sont courantes au Kenya.
Des vidéos de meurtres fuitent parfois sur les réseaux sociaux. La dernière en date montre un militaire tirer à plusieurs reprises sur un homme au sol, les mains liées. «Mais il est assez rare que la police parvienne à les trouver. Lorsqu'ils attaquent, il faut plusieurs heures à la sécurité pour intervenir : ils ne servent pas à grand-chose», explique Noordin Abdullahi, chef religieux à Mokowe.
Pourtant, à un jet de pierre de là, l'île de Lamu connaît un regain d'affluence, sans que les touristes ne se soucient de ce qu'il se passe sur les terres. Depuis 2016, les gouvernements français et britannique ne déconseillent plus la visite de ce paradis : le style de vie swahili mélangeant traditions africaines et arabes y est préservé. Sur la promenade du front de mer, personne n'évoque les meurtres commis les jours précédents. «Vous voulez faire une croisière ?» propose Ali, capitaine autoproclamé de son dhow, un voilier traditionnel. «Je vous emmène le long de la côte ! Qu'on y croise des shebab ? Non, impossible !»
«Entraînés»
Depuis 2011 et l’enlèvement d’une Française décédée en captivité, les mesures antiterroristes ont été renforcées. Les policiers sont armés et ont de nombreux bateaux. Des radars surveilleraient les alentours jusqu’à la frontière somalienne et la base de l’armée américaine, située à quelques dizaines de kilomètres, abrite des drones armés prêts à intervenir.
Officiellement, le Kenya multiplie les bombardements sur la forêt de Boni où sont retranchés les combattants, mais impossible d’avoir un bilan. Depuis les 215 morts des attaques sanglantes du centre commercial Westgate en 2013 et de l’Université de Garissa en 2015, tout ce qui a trait au terrorisme est étouffé, le gouvernement parle plutôt d’actions pour garantir la sécurité. Lors des élections générales du 8 août, le comté de Lamu pourrait aussi bien basculer du côté de l’opposition que du parti au pouvoir.
Pas question pour le président de la République et ses alliés de montrer le moindre signe de faiblesse. En attendant, les shebab se renforcent. «Ils sont de mieux en mieux entraînés, expérimentés et se rendent bien compte que la réponse du Kenya est plus faible que ce qu'affirment les politiques», explique Rashid Sheikh, expert du mouvement islamiste à l'ONG International Crisis Group. Le jour des élections sera particulièrement à risque dans la région. Une attaque durant le scrutin représenterait un sérieux camouflet pour le Président.