C'est devenu un quasi-rituel. Depuis une semaine, à peine ouvertes les portes de la 27e chambre des assises d'Istanbul, une foule dense se précipite vers la barrière de bois qui sépare la pièce en deux. A trois mètres de là, derrière un cordon de gardiens de prison, douze collaborateurs du quotidien Cumhuriyet les attendent avec de larges sourires. Une bise envoyée de loin, un clin d'œil, un grand salut de la main, tout est bon à prendre pour ceux qui viennent de passer plus de neuf mois en prison.
Avec cinq autres membres de Cumhuriyet (dont deux jugés par contumace), ils sont accusés par la justice turque de soutenir l'organisation Fetö : les partisans de l'imam Fethullah Gülen, en exil aux Etats-Unis et présenté par Ankara comme le cerveau du coup d'Etat manqué du 15 juillet 2016. Dans cette chasse aux gülénistes, l'Etat turc a déjà fait arrêter plus de 50 000 personnes et renvoyé plus de 100 000 fonctionnaires depuis la mise en place de l'état d'urgence, le 20 juillet 2016. Les collaborateurs du quotidien turc sont accusés d'entretenir des liens avec les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et du DHKP-C (extrême gauche), groupes qualifiés de terroristes. Les peines de prison encourues par les membres du quotidien, qui s'est imposé comme l'un des plus farouches détracteurs du président Erdogan, vont jusqu'à 43 ans.
Vendredi soir, après des audiences marathon, dans la chaleur d'un tribunal plus que bondé, le juge rend enfin un jugement provisoire : sept accusés (dont le caricaturiste Musa Kart) sont relâchés, mais en liberté conditionnelle. Leur sort sera définitivement scellé lors d'une audience qui se tiendra en septembre. Le juge ajoutant qu'il souhaite un délibéré d'ici la fin d'année. En revanche, il maintient cinq membres de Cumhuriyet en détention, dont les principales figures du journal, comme l'éditorialiste Kadri Gürsel, le rédacteur en chef Murat Sabuncu, ou encore le rédacteur Ahmet Sik. A l'annonce de ce «verdict provisoire», l'assistance se met debout sur les chaises pour saluer les accusés et leur lancer un dernier message de soutien.
«Nous restons debout»
Le patron de Cumhuriyet, Akin Atalay, prend la parole : «Ne vous inquiétez pas pour nous, nous resterons debout.» Des larmes coulent sur de nombreux visages. Ahmet Sik, très incisif à l'encontre du système judiciaire et du pouvoir turc, lance : «Les tyrans sans honneur doivent bien savoir que jusqu'à maintenant, je ne me suis agenouillé que devant ma mère et mon père et que je m'agenouillerai devant personne d'autre.»
Tout au long de ce procès fleuve, accusés et avocats de la défense se sont succédé à la barre pour dénoncer une volonté du pouvoir de museler la presse d'opposition. «Ce n'est pas un procès légal. C'est une opération politique pour faire taire Cumhuriyet», a ainsi fustigé l'avocat Mustafa Kemal Güngör.
Aux juges leur reprochant d'entretenir des liens avec la confrérie Gülen, les accusés ont dû lors de l'audience rappeler les fondamentaux du journalisme : «Mon boulot, c'est de satisfaire le droit du public à l'information», a expliqué l'éditorialiste de Cumhuriyet Aydin Engin, qui comparaissait libre du fait de son âge. L'homme n'a eu de cesse de rappeler le long combat de la rédaction de Cumhuriyet pour dénoncer l'influence des gülénistes au sein du système turc.«Comment comprendre ce qu'était cette organisation […] ? On ne peut pas comprendre ça depuis son bureau. Vous sortez et allez à la rencontre du sujet», a-t-il expliqué.
«On est habitué»
Ironie du sort : le juge qui a écrit l'acte d'accusation très sévère à l'encontre des journalistes est lui-même désormais soupçonné par le pouvoir, comme des centaines d'autres magistrats, d'avoir entretenu des liens avec le mouvement de Gülen. Pourtant, même suspecté par la justice, il est toujours en liberté. Ce que les accusés n'ont pas manqué de relever lors de l'audience. «Comment se fait-il qu'il y ait la présomption d'innocence pour le magistrat, mais pas pour les journalistes ?» s'est d'ailleurs interrogé l'avocat de renom du barreau d'Istanbul Fikret Ilkiz. Malgré le maintien en détention de cinq de ses confrères, à la sortie du tribunal, Alican Uludag, journaliste de Cumhuriyet, veut rester combatif : «Ce serait mentir de dire que c'est facile. On doit tous prendre un peu plus de responsabilités. Mais à Cumhuriyet, on est habitués à travailler dans ces circonstances-là. C'est presque une tradition dans ce journal.» Et de promettre : «Même s'il ne restait qu'une personne, elle trouverait la force de faire tourner le journal.»