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Libération
Reportage

Kenya : «Si Odinga nous dit d’aller au combat, on fonce»

Devant ses partisans, dans le bidonville de Kibera à Nairobi, le leader battu de l’opposition a réaffirmé dimanche qu’il n’acceptait pas la victoire du président sortant, Uhuru Kenyatta. Une sortie incendiaire alors que des dizaines de personnes auraient déjà perdu la vie sous les balles de la police.
Manifestation des partisans du leader de l’opposition, Raila Odinga, samedi à Nairobi. (Photo Goran Tomasevic. Reuters)
publié le 13 août 2017 à 20h46

Dimanche, une armada de 4 x 4 traverse en trombe la rue qui mène au bidonville de Kibera, suivie par des centaines de jeunes hurlant «baba, baba !» («papa»), le surnom du leader de l'opposition, Raila Odinga, perdant de la présidentielle face au dirigeant sortant, Uhuru Kenyatta (lire ci-contre). La rumeur enfle : celui que le quartier considère malgré tout comme son chef d'Etat serait dans l'une des voitures. Bloqué par une tranchée empêchant le passage des camions antiémeutes, le véhicule s'arrête. Odinga sort et salue la foule.

La petite place Kamukunji se remplit en quelques minutes, des supporteurs montent sur les toits, d'autres aux arbres. Rien n'a été prévu pour l'arrivée d'Odinga, pas même un générateur pour le micro. Ses partisans prennent celui du restaurant voisin, les clients attendront : il n'a pas parlé depuis jeudi. Un homme s'approche : «S'il nous demande de rester chez nous, on s'enferme. Et s'il nous dit d'aller au combat, on fonce. C'est notre père.»

Barricades

Raila Odinga éructe : «Une force de police spéciale était prévue pour nous mater, car ils savaient bien qu'ils perdraient !» Selon son parti, les forces de l'ordre auraient tué plus de 100 personnes (24 selon la Commission kényane des droits de l'homme). L'opposant compare la situation du pays à celle de Haïti sous le règne de «Papa Doc», ou de l'Iran à l'époque du chah. Le peuple doit se lever, leur intime-t-il, affirmant que lui n'abandonnera le combat sous aucun prétexte. Odinga annoncera la marche à suivre mardi. En attendant, il appelle ses soutiens à ne pas se rendre au travail lundi : «Observons le deuil pour ceux qui ont été tués par les escadrons de la mort du parti Jubilee [coalition menée par Kenyatta, ndlr], et pleurons ces patriotes.»

Pour la foule accompagnant le leader sous les vivats, les chiffres officiels importent peu. Une centaine de personnes défilent alors dans les rues étroites qui mènent au bidonville, affiches d’Odinga ou planches cloutées dans les mains. Ils se préparent de nouveau au combat.

La veille, police et manifestants se sont affrontés. Les pneus enflammés et autre barricades en pierres de Kibera n'ont pas tenu face aux forces de l'ordre venues en nombre. C'est ici qu'avait démarré la contestation de l'élection présidentielle en 2007, déjà menée par leur leader, et qui avait entraîné le pays dans une grave crise faisant plus de 1 100 morts et 600 000 déplacés (Libération du 8 août). Lance-pierres improvisés et bouteilles en verre ne font pas le poids face aux forces antiémeutes. Et les troupes ont rapidement remplacé le gaz lacrymogène par des tirs à balles réelles.

Toute la journée, la police a fermé l’accès à cette partie du bidonville, essayant de repousser les manifestants chez eux pour les empêcher de rallier le centre-ville. Impossible de connaître le bilan précis des échauffourées. Les ambulances de la Croix-Rouge ont multiplié les allers-retours en direction des zones de combat.

Vieux démon

Comme Kibera, plusieurs bidonvilles sont en ébullition depuis l'annonce de la réélection d'Uhuru Kenyatta. Dans celui de Mathare, où les combats ont repris dimanche soir, au moins neuf personnes sont mortes depuis vendredi, dont une enfant touchée au cœur par une balle perdue. Selon les autorités, elle aurait été tuée «par des individus non identifiés» : les forces de l'ordre démentent tirer sur les manifestants malgré des preuves évidentes. Depuis trois jours, elles auraient «seulement» abattu «six criminels qui avaient l'intention d'attaquer».

A la clinique de Médecins sans frontières, les blessés affluent en continu. Allongé sur un matelas à même le sol, un patient reçoit des antidouleurs. Il tente de se relever. Impossible. «Ils m'ont frappé à la jambe avec leurs bâtons alors que je n'étais même pas armé», explique-t-il. «Samedi, nous avons reçu 54 personnes blessées pendant les affrontements, dont sept par balles»,ajoute le responsable de la clinique, Nicolas Pelarus.

La plupart des patients disent être victimes de la police, «mais il y a aussi des règlements de comptes entre habitants», témoigne un blessé : «Ils ont brûlé des maisons appartenant à des Kikuyus [l'ethnie du Président] Les violences ethniques : un vieux démon que le Kenya espérait avoir exorcisé depuis 2007. A l'époque, Kikuyus et Kalenjins s'étaient violemment affrontés. Dix ans plus tard, la majeure partie du territoire reste calme, mais les poches de contestation inquiètent le pays tout entier.