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Libération
Reportage

Nebraska : «Ce pipeline n’a rien à faire ici !»

L’Etat, rural et conservateur, est l’un des derniers à s’opposer au projet Keystone XL, qui doit acheminer du pétrole issu des sables bitumineux canadiens vers le golfe du Mexique. Les fermiers craignent la préemption de leurs terres et la pollution des nappes phréatiques.
Jenni Harrington dans son champ de maïs à Bradshaw, Nebraska. (Photo Adam Warner)
publié le 15 août 2017 à 19h36

«Tu vois cette eau ?», demande Terry Van Housen avant même de dire bonjour. Il désigne du menton les gouttelettes qui aspergent son maïs, grâce à une rampe d'irrigation aussi large que son champ. «C'est de ça qu'on a besoin, pas du pétrole.»

Le maïs de Terry sert à nourrir les milliers de vaches - des croisements d’Angus - qui piétinent le sol brun et nu de son gigantesque élevage de Stromsburg, dans l’est du Nebraska. Terry Van Housen est un opposant de la première heure au pipeline Keystone XL. Long de 1 900 kilomètres, d’un coût estimé à 8 milliards de dollars (6,8 milliards d’euros), il doit transporter l’équivalent de 830 000 barils de pétrole par jour, extrait des sables bitumineux de l’Alberta, dans l’ouest du Canada, jusqu’aux raffineries texanes du golfe du Mexique. Aujourd’hui, le Nebraska est l’un des derniers verrous que l’opérateur, le géant énergétique TransCanada, cherche à faire sauter. Les écologistes dénoncent l’impact environnemental de ces sables bitumineux : leur extraction rejette trois fois plus de gaz à effet de serre que les hydrocarbures conventionnels.

Terry, lui, n'est «pas sûr de croire au changement climatique». «Je suis dehors tous les jours depuis quarante-cinq ans, et chaque année est différente. Pour moi, c'est juste mère Nature qui décide.» Mais c'est la «peur de la pollution de l'eau» qui l'a poussé à s'opposer à l'oléoduc. En cas de fuite, les tuyaux de Keystone XL, enterrés à environ un mètre de profondeur, menaceraient de pollution l'aquifère Ogallala, cette immense nappe phréatique située sous la région des Grandes Plaines. Elle fournit l'eau potable à 85 % des habitants du Nebraska, et permet l'agriculture d'irrigation sur ces terres poussiéreuses.

«Une pollution au pétrole affecterait forcément notre mode de vie : cette eau, on la boit, elle irrigue nos cultures qui nourrissent notre bétail, avance Terry, casquette, short et chaussettes remontées sur les mollets. Toute l'économie de l'Etat en dépend.» L'agriculture est en effet, et de loin, le secteur économique prédominant du Nebraska. Des cultures à l'élevage - premier exportateur de bœuf, troisième producteur de maïs du pays -, en passant par l'agroalimentaire, la distribution et le transport : les «ag people» font tourner l'Etat.

Résistance

Vu du ciel, le Nebraska est un tissage infini de petits carreaux verts. Vu du sol, ce sont des parcelles immenses de maïs haut comme trois hommes, et des fermes impeccables aux granges peintes au carmin. La résistance au pipeline Keystone XL est venue de là où personne ne l'attendait : du Cornhusker State (l'Etat décortiqueur de maïs), un Etat rural, conservateur et vieillissant du Midwest, qui a voté pour Donald Trump à près de 60 %, et jusqu'à 80 % dans certains comtés : le même qui avait promis pendant la campagne de relancer ce projet titanesque, enterré par Barack Obama fin 2015. Une fois élu, quatre jours après son investiture, Trump a ressuscité Keystone XL.

A l'origine, la demande de permis de construire avait été déposée en 2008 par l'opérateur canadien. Mais c'était sans compter l'opposition d'une partie des agriculteurs du Nebraska. Sur les 250 propriétaires fonciers concernés par le tracé du pipeline dans l'Etat, une centaine ont refusé de signer un contrat donnant droit d'usage à vie, à TransCanada, d'une bande de terrain. Ils ont aussi mené plusieurs actions en justice, obligeant l'administration de l'Etat à prendre position. D'où les auditions menées par la Public Service Commission (NPSC) la semaine dernière à Lincoln, la capitale, pour déterminer si Keystone XL est «d'intérêt public». Cette décision, qui doit intervenir au plus tard le 23 novembre, permettra, ou non, à TransCanada de bénéficier de la préemption des terrains des propriétaires récalcitrants.

Ces derniers n'ont pas oublié qu'en 2010 par exemple, la rupture d'une section du pipeline 6B géré par l'entreprise Enbridge avait entraîné le déversement de plus de 3 000 m3 (trois millions de litres) de bitume dilué dans la rivière Kalamazoo, qui se jette dans le lac Michigan. Sept années et plus d'un milliard de dollars plus tard, le nettoyage n'est toujours pas terminé. De son côté, TransCanada répète à l'envi que Keystone XL sera «le pipeline le plus sûr jamais construit sur le territoire américain». Une merveille de technologie avec des valves automatiques, surveillée par satellite.

Prêtre Baptiste

«En 2012, TransCanada est venu me voir avec un chèque de 34 000 dollars, reprend Terry Van Housen, qui parle comme s'il mâchait du chewing-gum. Au départ, je trouvais que c'était une bonne affaire, jusqu'à ce que je commence à poser des questions. Et s'il y a des fuites ? Quels produits chimiques circulent dans le pipeline ? Et si j'endommage les tuyaux avec mes engins ? Il y avait beaucoup de zones grises.» Un jour, il se rend à une réunion de fermiers du comté. «On partageait tous les mêmes inquiétudes. On a vite compris qu'on prenait tous les risques, et que TransCanada, une multinationale étrangère, prenait tout l'argent.»

Pour convaincre ces fermiers d'une région très religieuse, aux routes plantées de pancartes qui proclament que «Jésus a confiance en toi» et qu'il faut «protéger la vie», TransCanada envoie, entre autres, un prêtre baptiste. «Il répétait : "Je n'aime pas mêler Dieu au business, mais…" se souvient Terry, rejouant la scène d'un air faussement pénétré. Comme si j'allais plus lui faire confiance, parce qu'il était prêtre ! Ils nous prennent vraiment pour des idiots.»

Dans la région, la lutte contre Keystone n'est pas menée par des militants écologistes venus faire la leçon à ces fermiers conservateurs. «On n'a marginalisé personne, on sait que chacun, quelles que soient ses idées politiques, peut devenir un puissant allié, argue la leader de la contestation et présidente du Parti démocrate du Nebraska, Jane Kleeb. Pour ces fermiers, il s'agit de défendre leurs terres. Dans la plupart des cas, c'est le droit de préemption qui les fait bondir, surtout au bénéfice d'une entreprise privée. Pas le changement climatique.»

Terry, d'ailleurs, a voté pour Trump : «Je pensais qu'on pouvait le faire changer d'avis, regrette-t-il. Mais je n'attends rien de Washington : je sais que c'est à nous de stopper le projet. Nous sommes au beau milieu du Nebraska, et on a réussi à bloquer une multinationale étrangère qui a la bénédiction du parti au pouvoir.» «Nous, gens du Nebraska, sommes très têtus !», lui fait écho Jane Kleeb, cheveux courts et regard droit, fondatrice du mouvement anti-Keystone Bold Alliance, qui fédère agriculteurs, écologistes et Amérindiens opposés au pipeline. «De nombreux fermiers et éleveurs du Nebraska sont toujours sur leurs terres familiales. Ils y sont très attachés, pour des raisons culturelles et affectives.»

Beaucoup sont en effet des descendants de homesteaders, ces familles devenues propriétaires dans les années 1860 grâce au Homestead Act d'Abraham Lincoln. Une loi qui permettait à chaque famille occupant un terrain depuis plus de cinq ans d'en revendiquer la propriété. C'est le cas de la Centennial Hill Farm, une exploitation fondée par les arrières-arrières-grands-parents de Jenni Harrington en 1865 à Bradshaw, dans le comté de York. Aujourd'hui, les quatre sœurs Harrington sont propriétaires des terres que doit traverser le pipeline Keystone XL. «Je suis née ici, dit Jenni, dont chacun des pas dans l'herbe sèche de la propriété soulève un escadron de sauterelles. C'est une terre qui nous est chère, et qu'on n'est pas près de céder comme ça.» Son mari cultive maïs et soja ; elle fait de l'horticulture. Ils ont refusé l'offre de TransCanada : «Il s'agissait avant tout de défendre nos terres, mais on s'est ensuite renseignés sur les sables bitumineux. Ça a été une révélation : on vit dans un pays où on a cherché à étouffer le lien entre énergies fossiles et changement climatique. Ce pipeline n'a rien à faire ici.»

Craintes «injustifiées»

Tout le monde n'est pas de cet avis. Les syndicats ouvriers, dans un Etat à la croissance en berne - une des trois plus faibles du pays au premier semestre 2017 -, vulnérable à la variation des prix agricoles, veulent croire aux emplois dans la construction et la maintenance du pipeline promis par TransCanada. La chambre de commerce et d'industrie du Nebraska aussi. «Via la taxe foncière, Keystone XL générerait des millions de dollars pour les écoles et les routes de l'Etat, avance Joseph Young, un de ses responsables. D'un point de vue économique, le pipeline a des impacts positifs pour l'Etat, comme pour le pays.» Selon son collègue Rod Sedlacek, les craintes de pollution sont «injustifiées» : «Le pipeline est le mode de transport le plus sûr pour le pétrole, beaucoup plus que le rail ou la route.»

La rhétorique de TransCanada sur l'indépendance énergétique des Etats-Unis a aussi marqué les esprits. «Je préfère qu'on fasse du business avec notre voisin et ami, le Canada, plutôt qu'avec l'Arabie Saoudite», déclame Bob Hilger, 72 ans, qui cultive 250 hectares de luzerne à David City. La compagnie canadienne a enterré il y a cinq ans les tuyaux d'un premier pipeline sous son exploitation, et installé une station de pompage sur l'une de ses parcelles. Il ne dit pas combien d'argent il a touché, mais affirme que c'était «plus que ce que je leur avais demandé». Pour lui, aucun risque de pollution - «jamais eu le moindre problème» -, aucune gêne pour ses cultures - «Regardez ce champ : l'endroit où passe le pipeline est invisible» - , et d'ailleurs, il est souvent allé prêcher la bonne parole lors des réunions de son comté, à la demande de TransCanada.

Quelle que soit la décision de la Public Service Commission, «l'autre partie fera appel», affirme Jane Kleeb, qui prévoit des mois de nouvelles procédures. Mais après plus de huit ans de lutte, les «anti-pipeline» ne sont pas encore à court d'énergie ni d'imagination. Comme le montre le projet «Solar XL» : ces panneaux photovoltaïques délibérément installés ces temps-ci le long du tracé du pipeline. Ils sont conçus par Jim Knopik, un oiseau rare dans la région : agriculteur bio et installateur à mi-temps de panneaux solaires. «J'aime beaucoup cette idée de mettre à nu TransCanada, lance-t-il, regard lumineux. Ces gens, ce sont des braconniers. S'ils doivent vraiment construire ce pipeline, ils devront détruire ces installations. Et ce ne sera pas joli à voir.»