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Libération
Éditorial

Luc Ferry, le kidnappeur

publié le 21 août 2017 à 19h56

C'est une forme nouvelle de délinquance, apparue depuis quelques années à droite du champ intellectuel et qui ne cesse de progresser : le kidnapping de penseurs. Il y a quelque temps, c'est le pauvre George Orwell, l'auteur de 1984, socialiste de toujours, internationaliste, qui était enrôlé de force sous la bannière du souverainisme droitier par Natacha Polony, l'anti-européenne d'Europe 1, chroniqueuse du Figaro, qui comptait, grâce à ce parrainage usurpé, se faire passer pour une victime du Big Brother de la bien-pensance, censurée à qui mieux mieux, alors qu'elle partageait sa vie entre les studios de télévision et les studios de radio.

Voici qu'un autre enlèvement vient d'être perpétré au cœur de l'été, cette fois par Luc Ferry, philosophe LR sur papier glacé, également chroniqueur au Figaro et promu, pendant la campagne, héraut de François Fillon (1). La victime ? Un universitaire américain considérable, John Rawls, auteur d'un des ouvrages les plus commentés du siècle, A Theory of Justice. De l'avis général, Rawls se classe à gauche, ou au centre gauche, en plaidant, sur la base d'une philosophie contractualiste d'origine kantienne, pour la plus grande liberté possible dans les sociétés modernes, et pour une intervention de la collectivité dans la répartition des richesses, de manière à améliorer le sort des classes les plus défavorisées : tout le contraire du programme de Fillon. Longuement élaborées depuis les années 60, les thèses de Rawls ont justifié l'action en faveur des minorités, l'expression libre des dissidences dans la société américaine, et l'effort d'extension du Welfare State mené dans de nombreuses grandes démocraties.

Si Ferry se permet cet enlèvement subreptice au cœur de l’été, c’est d’abord parce que Rawls n’est ni marxiste, ni populiste, ni gauchiste, qu’il accepte le principe de l’économie de marché et qu’il sert surtout de référence aux réformistes progressistes. Critiqué par l’extrême gauche, Rawls serait donc de droite : d’où son enrôlement par Ferry, vieille collusion entre tous ceux qui ont intérêt à la disparition de la gauche démocratique.

C’est ensuite et surtout parce Rawls a bâti une théorie de la justice égalitaire et non égalitariste (quoique certains commentateurs de droite aux Etats-Unis le qualifient d’égalitariste). On connaît son argument fameux, honnêtement retranscrit par Ferry : il y a deux critères pour distinguer une société juste. Il faut d’abord que règne une égalité des chances réelle et complète entre les membres du corps social, quelle que soit leur origine. Ensuite, seules sont acceptables les inégalités qui permettent d’améliorer clairement la situation des plus défavorisés. Exemple ? Prenons deux cas de figure, l’un où les managers, les savants et les ingénieurs sont sous-payés et où leur démotivation ou leur exil fait stagner l’économie ; l’autre où ils sont bien payés - et donc où l’écart des revenus est plus grand - mais où le travail scientifique et technique hausse le niveau de vie de tous, notamment des plus pauvres. Pour Rawls, le second cas de figure est préférable au premier. En d’autres termes, les inégalités sont parfois nécessaires mais les plus prospères n’ont droit de cité que s’il est démontré que leur prospérité dérive bien des services qu’ils ont rendus à la société, services qui doivent bénéficier d’abord aux plus défavorisés. Dans tout autre cas, leur richesse est illégitime. Corollaire : s’il n’est pas démontré qu’une forte imposition des hauts revenus handicape l’économie et aggrave par contrecoup le sort des défavorisés, elle est morale et utile.

Or Ferry, dans un tour de passe-passe assez grossier, s’appuie sur Rawls pour écrire le contraire : pour lui, les idées du philosophe américain condamnent sans appel «l’égalitarisme à la française». Si la France va mal, dit-il, c’est parce que l’on ne récompense pas assez le mérite, dans l’éducation par exemple (alors que le système français des grandes écoles est un des plus élitistes au monde). Ou bien - même si Ferry ne le dit pas explicitement, mais son engagement auprès de Fillon parle de lui-même - parce qu’on impose trop les hauts revenus. Pétition de principe de la droite conservatrice, selon laquelle, pour que tout aille mieux en France, il faudrait que les riches soient plus riches et les pauvres moins aidés. Cette idée, suggérée par Ferry, défendue avec force par son candidat Fillon, néglige une réalité qui ruine le raisonnement : il n’y a pas de rapport démontré entre prospérité et taux d’imposition dans une société. Bien sûr, des taux confiscatoires feraient fuir les talents et risqueraient d’appauvrir tout le monde. Mais qu’est-ce qu’un taux confiscatoire ?

Alors qu’ils imposent sévèrement les hauts revenus, les pays scandinaves figurent parmi les plus prospères de la planète. Dans les années 50 et 60, la plupart des grandes démocraties ont taxé fortement les plus riches. Cela n’a pas empêché leur économie de croître à grande vitesse. En Europe, les prélèvements obligatoires ont augmenté continûment pendant les Trente Glorieuses, ce qui a coïncidé avec des taux de croissance très élevés et avec une amélioration sans précédent de la condition des ouvriers et des employés.

Depuis la révolution thatchérienne, marquée par un recul spectaculaire de «l’égalitarisme», le taux de croissance moyen de l’économie a fortement diminué en Occident et le revenu des classes défavorisées a stagné, alors que celui des classes riches s’envolait. C’est la première période qui satisfait aux critères de Rawls et non la seconde. La conclusion s’impose d’elle-même : soit Ferry n’a pas bien lu Rawls, soit il travestit délibérément sa pensée. Les deux, sans doute…

(1) Le Figaro, chronique du 16 août 2017.