Le Roundup est-il cancérigène ? C'est la question au cœur d'un procès opposant actuellement le géant des pesticides Monsanto à un millier d'Américains ayant été atteints d'un lymphome non-hodgkinien, un cancer touchant le système lymphatique. Les plaignants, des agriculteurs et leurs proches, ont utilisé pendant plusieurs années le Roundup, un herbicide à base de glyphosate, produit phare du groupe Monsanto, qui devrait être racheté 56 milliards d'euros (lire l'encadré) par le géant allemand Bayer.
Les cas sont disséminés entre la cour fédérale de San Francisco et des tribunaux dans le Missouri, le Delaware et l'Arizona. Et pas moins de 75 documents relatant des échanges internes de l'entreprise ont été publiés le 1er août sur le site des avocats des parties civiles, le cabinet Baum, Hedlund, Aristei & Goldman (BHAG). Ils révèlent des tentatives d'influencer la communauté scientifique, et viennent relancer une polémique sanitaire vieille de presque quarante ans.
Monsanto a rapidement dénoncé la publication de ces mails confidentiels. «Les avocats des plaignants ont décidé de violer les règles du tribunal et de publier des documents, pour faire leur procès auprès de l'opinion publique. C'est malheureux», déplore auprès de Libération Scott Partridge, le vice-président en charge de la stratégie de la firme. Michael L. Baum, associé gérant du cabinet qui défend les plaignants, nous explique : «Nous avons déposé une requête pour demander à ce que les documents produits lors des divulgations deviennent publics. Nous en avons informé Monsanto le 30 juin. Nous les avons rencontrés pour examiner les documents un par un. Ils ont refusé de le faire. Ils avaient trente jours pour contester notre requête.»Entre ces sons de cloche discordants, le juge de la cour fédérale de San Francisco a tenté de trancher. Il a convoqué les deux parties le 9 août et a assuré qu'en n'attendant pas la décision de justice, le cabinet BHAG avait fait preuve de mauvaise foi. Il lui avait laissé jusqu'au 14 août pour déposer des preuves justifiant ses actions. Une nouvelle audience pour déterminer d'éventuelles sanctions se tiendra jeudi.
Campagne médiatique
Flashback. En 1974, Monsanto commence la commercialisation du Roundup. Dès 1996, l’entreprise de biotechnologie développe des variétés de maïs et de soja transgéniques, capables de résister au Roundup. Le brevet d’utilisation du glyphosate tombe dans le domaine public en 2000. Aujourd’hui, c’est l’herbicide le plus utilisé dans le monde. Depuis les années 70, de nombreuses études ont tenté de déterminer s’il était cancérigène ou non, sans tomber d’accord.
En 2012, le professeur Gilles-Eric Séralini, un biologiste de l'université de Caen, publie une étude sur le Roundup et le maïs transgénique NK 603, dans la revue scientifique Food and Chemical Toxicology. Elle détermine que ces deux substances provoquent, chez des rats exposés pendant deux ans, de graves perturbations hépatiques, rénales, hormonales et l'apparition de tumeurs mammaires. Les messages internes de Monsanto de l'époque, rendus publics par les avocats de BHAG, montrent une claire volonté de mettre en place une campagne médiatique pour discréditer cette étude. Monsanto a demandé à des experts se revendiquant indépendants d'inonder de lettres le rédacteur en chef de Food and Chemical Toxicology pour demander le retrait du travail de Séralini. Avec succès. David Saltmiras, scientifique employé par Monsanto, s'en vante même dans un mail : «J'ai aidé à l'envoi de nombreuses lettres d'experts indépendants au rédacteur en chef, qui furent ensuite publiées, reflétant les nombreuses défaillances, la mauvaise conception, le rapport biaisé et les statistiques sélectives employées par Séralini.»
Monsanto avait même déjà réussi à rallier le rédacteur en chef de la revue, Wallace Hayes. Seulement quelques semaines avant la publication de l'étude, fin août 2012, il est devenu consultant pour la firme agro-industrielle. Dans un autre mail, David Saltmiras avoue : «Durant la période de publication de l'étude Séralini, j'ai mis à profit ma relation avec le rédacteur en chef du journal […], et j'ai fait la liaison entre Monsanto et le journal.» Hayes s'est défendu il y a quelques semaines dans le New York Times : «Monsanto n'a joué aucun rôle dans la décision qui a été faite de retirer [l'étude]. Ce fut basé sur des avis que j'ai reçus de quelques personnes très respectées et aussi de ma propre appréciation.» Même discours du côté de Monsanto : «Plusieurs sources ont fait remarquer au rédacteur en chef que les données scientifiques étaient fausses. Après un examen plus poussé, il a indépendamment décidé de retirer l'étude», explique Scott Partridge. Et d'ajouter, sans se démonter : «Oui, il travaillait pour Monsanto à l'époque, mais cela n'avait aucun lien…»
Conclusions orientées
Autre affaire évoquée dans ces documents internes, celle qui concerne le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), une agence intergouvernementale, créée en 1965 par l'Organisation mondiale de la santé, dont les locaux se trouvent à Lyon. En 2015, le CIRC décide de classer le glyphosate, l'ingrédient actif du Roundup, comme «probablement cancérigène pour les humains». Une première pour une agence dépendant de l'Organisation mondiale de la santé. Cette décision est fondée sur «des preuves limitées de cancers chez les humains et des preuves suffisantes de cancers chez les animaux de laboratoire», assure le rapport du Centre. En tout, il y a cinq catégories, allant de «cancérigène pour l'homme»à «probablement non-cancérigène».
«Après cette classification, le CIRC a été la cible d'un nombre d'attaques sans précédent, cherchant à détruire sa crédibilité», raconte à Libération le docteur Kurt Straif, directeur de la section des monographies du CIRC. «Ces attaques n'étaient pas sans rappeler les stratégies utilisées par l'industrie du tabac il y a quelques décennies.» Les détracteurs du CIRC utilisent deux arguments principaux. D'abord, le fait que sur mille substances étudiées, une seule ait été classée «probablement non-cancérigène». Monsanto reproche donc au CIRC de tout trouver cancérigène. «Il doit y avoir preuve ou soupçon de cancérogénicité pour qu'un agent soit examiné, détaille Kurt Straif. Ce n'est donc pas surprenant que beaucoup soient identifiés comme cancérigènes. De plus, presque la moitié des agents examinés à ce jour (503 sur environ 1 000) sont dans le groupe 3, inclassables quant à leur cancérogénicité.»
La méthode du CIRC se retrouve aussi sous le feu des critiques. «Ils ont seulement rendu des conclusions, sans faire de tests, sans mener d'études, seulement en examinant la littérature scientifique», dénonce Scott Partridge, de Monsanto. Le groupe de travail s'appuie sur «des rapports publiés ou acceptés pour publication» et «des données gouvernementales publiques», et non sur des études internes. Pour le vice-président de la multinationale, «certaines des études examinées concluaient que le glyphosate n'est pas dangereux. Le CIRC a trié, regardé des données isolées, et construit un argumentaire qui allait dans le sens de la conclusion qu'il voulait». Le représentant du CIRC se défend : «Nous avons regardé environ 1 000 études. Des enquêtes sur des agriculteurs au Canada, en Suède et aux Etats-Unis ont montré que les personnes exposées via leur travail avaient des risques plus élevés d'avoir un lymphome non-hodgkinien.»
Scott Partridge évoque notamment le cas de l'Agricultural Health Study (AHS, étude sur la santé des agriculteurs), pilotée par plusieurs agences fédérales américaines. Pendant vingt ans, les chercheurs ont suivi 89 000 agriculteurs et leurs conjoints utilisant des pesticides, dans l'Iowa et la Caroline du Nord, et ont observé les cas de cancers. Achevée en 2015, l'étude conclut que «l'exposition au glyphosate n'a pas été associée avec l'incidence de cancers». Il se trouve qu'Aaron Blair, un des coauteurs de cette étude, faisait également partie du groupe de travail du CIRC chargé de statuer sur le glyphosate. Pour Scott Partridge, «si cette étude avait été prise en compte, la conclusion du CIRC aurait été différente». Seulement, le CIRC ne prend en compte que les études publiées, ce qui n'était pas le cas de l'AHS, dont la phase d'observation venait de se terminer. Aaron Blair n'était donc pas autorisé à partager ce qu'il pouvait savoir avec le reste du groupe de travail.
En 2015, lorsque le CIRC publie sa monographie, Monsanto contacte Henry Miller, un universitaire et partisan des OGM, et lui demande s'il serait intéressé pour écrire un article critiquant la décision. Réponse de Miller, publiée dans les documents du procès : «Je serais d'accord si je pouvais commencer à partir d'une ébauche de bonne qualité.» A l'aide du texte fourni par Monsanto, il publie une tribune sur le site de Forbes, sans aucune mention de l'implication de l'entreprise. Depuis la publication des mails, début août, l'article en question a été retiré du site.
«Vive inquiétude»
Monsanto a toujours affirmé que le Roundup était sans danger. «Le produit chimique le plus sûr de l'histoire», vante encore Scott Partridge. Pourtant certains documents soulèvent le doute. En 2003, le docteur Mark Martens, employé de Monsanto, écrit dans un mail : «Si quelqu'un venait me voir et me disait qu'il souhaite effectuer des tests sur le Roundup, je sais comment je réagirais : avec une vive inquiétude.» C'est ce qui a poussé les avocats des plaignants à rendre ces échanges publics. «Nous voulions montrer aux autorités ce que Monsanto fait, explique Michael L. Baum. Nous les avons envoyés au Parlement européen, à l'Agence de protection de l'environnement américaine, et à l'Etat californien.»
Cette affaire arrive à un moment décisif. Après un procès perdu par Monsanto, qui dénonçait une décision «injustifiée sur des bases scientifiques et légales», la Californie a finalement ajouté le 7 juillet le glyphosate à sa liste de substances cancérigènes.
Début juillet, la Commission européenne a, de son côté, réouvert le débat sur la question du glyphosate. Les Etats membres devront voter en septembre pour décider si la substance doit être réautorisée ou non, pour une période de dix ans. Au printemps 2016, faute d’un vote tranché, la Commission avait prolongé en urgence l’autorisation du glyphosate pour dix-huit mois. Pour prendre leur décision, les Etats membres doivent se référer aux conclusions de deux agences : l’Agence européenne des produits chimiques et l’Agence européenne de la sécurité des aliments. Elles ont toutes deux jugé le glyphosate sans danger, en se basant entre autre, sur des études fournies par des entreprises privées.