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Libération
Vu de Bangkok

Thaïlande : la grande évasion de Yingluck Shinawatra

L'ex-Première ministre, poursuivie pour négligence dans l’exercice de ses devoirs, n'a pas assisté à la lecture de son jugement vendredi. Pour cause : elle avait déjà quitté le pays. Une fuite surprise qui devrait mettre un terme à sa carrière politique.
Yingluck Shinawatra, le 5 août 2016, devant la Cour constitutionnelle de Bangkok. (Photo Lillian Suwanrumpha. AFP)
publié le 25 août 2017 à 15h44

Des milliers de ses partisans étaient venus dans la nuit, malgré les avertissements lancés par la junte thaïlandaise. Campant sous les pylônes des voies express face à la Cour suprême, beaucoup avaient apporté des bouquets de roses à leur héroïne, l'ex-Première ministre Yingluck Shinawatra. D'autres portaient des gants blancs où ils avaient inscrit sur les paumes : «Je t'aime, crabe» (le surnom de Shinawatra). Ils se sont rassemblés pour la lecture du jugement, ce vendredi, lors du procès de la femme politique déchue, pour négligence dans l'exercice de ses devoirs – des faits remontant au moment où elle dirigeait le gouvernement, de 2011 et à mai 2014, date du coup d'Etat militaire qui l'a destituée. L'enjeu : une possible peine de dix ans de prison pour l'ancienne Première ministre.

Mais Yingluck n'est pas apparue au tribunal, laissant ses partisans décontenancés. «Elle est malade, un problème d'oreille interne», a affirmé son avocat, Norawit Larlaeng. «Les gens tombent malades, c'est normal. Je suis sûr qu'elle ne va pas s'enfuir du pays», réagissait Boon Poomsida, venu de la province de Yasothon, dans le lointain nord-est du royaume. D'autres s'obstinaient à y croire. «Elle va venir. N'écoutez pas les rumeurs. Elle ne va pas nous abandonner», lançait une femme dans la foule. Mais les heures s'écoulant, il est apparu clairement que Yingluck ne viendrait pas et, comme son entourage le murmurait, qu'elle avait quitté le pays depuis plusieurs jours.

De Singapour à Dubaï

Rapidement, les généraux au pouvoir ont confirmé qu'elle avait «très probablement» quitté le pays, sans paraître surpris par ce rebondissement inattendu. Partie dans une camionnette dès mercredi soir, elle serait passée par la frontière cambodgienne, via l'île touristique de Koh Chang, avant d'arriver à Singapour. De là, son frère Thaksin Shinawatra, ex-Premier ministre lui aussi, l'aurait emmenée à Dubaï où il réside depuis 2008. Lui-même connaissait bien la manœuvre : après son éviction par un putsch, il s'était éclipsé du pays juste avant d'être condamné à deux ans de prison pour abus de pouvoir.

Pour Yingluck Shinawatra, 50 ans, cette fuite marque vraisemblablement la fin de sa carrière politique. Elle était jugée pour avoir engagé, lorsqu’elle dirigeait le pays, un programme de subventions à la culture du riz qui avait bénéficié à des millions de paysans, mais avait aussi entraîné des pertes financières massives pour l’Etat. Un de ses anciens ministres a été condamné vendredi à une peine de prison de quarante-deux ans dans la même affaire. On imagine donc la peine dont risque d’écoper Yingluck Shinawatra quand le jugement, repoussé en raison de son absence, sera prononcé le 27 septembre.

Une «ravissante idiote» adulée

Cette fuite à l'étranger bloque toute possibilité de retour au pouvoir du clan politique Shinawatra, qui a dominé le pays depuis près de vingt ans, hors période de régimes militaires. Pour les classes modestes, paysans des provinces du nord et du nord-est et travailleurs migrants à Bangkok, le départ de Yingluck Shinawatra risque d'engendrer un sentiment d'abandon, tant elle était adulée. «Ces gens des provinces ont profité de la politique [de subventions] engagée par Yingluck. Ils voient qu'elle est en difficulté. Et leur soutien passionné est une simple réaction humaine», constate Gothom Arya, ancien président du Conseil économique et social de Thaïlande.

Après sa large victoire électorale en 2011, les Chemises jaunes, conservateurs ultra-royalistes appuyés par les militaires et la bureaucratie, la considéraient comme une «ravissante idiote», qui ne faisait que protéger les intérêts financiers de son clan familial. Pour les militaires, elle n'était qu'un avatar de son frère diabolisé, Premier ministre de 2001 à 2006. Mais malgré son manque total d'expérience en politique, Yingluck est parvenue à captiver l'imagination d'une large partie de la population. Et après le coup de 2014 qui l'a renversée, son charme continuait d'autant plus à opérer qu'elle faisait désormais figure de victime d'un régime illégitime et vindicatif.

Champ libre pour les militaires

«Plus qu'aucun autre politicien de la période récente, elle a la capacité de créer des liens avec les gens. Elle parvient à établir une relation de proximité à cause de sa sincérité», estime l'universitaire indépendant David Streckfuss, basé à Khon Kaen, dans le nord-est du pays.

Son courage durant le procès engagé à son encontre – elle s’était rendue à toutes les audiences – avait encore renforcé l’admiration de ses partisans. Il est difficile de dire si sa fuite surprise va affecter son crédit, mais dans tous les cas, on voit mal comment elle pourrait désormais revenir dans le pays où les juges l’attendent de pied ferme – la cour a d’ailleurs émis un mandat d’arrêt contre elle. Cette fuite marque donc un tournant historique et laisse le champ libre aux militaires : personne n’a désormais le poids politique suffisant pour rallier l’opposition dans la perspective d’élections prévues, en principe, l’an prochain. Une question reste en suspens : comment une junte qui exerce un contrôle très étroit sur l’ensemble du pays a pu laisser s’échapper l’accusée numéro un dans un procès d’importance nationale ? Mais comme beaucoup le savent, en Thaïlande, ce qui se passe en coulisses est souvent plus important que ce qui se déroule à l’avant-scène.