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Libération
Reportage

En Bosnie, des lycéens à l’assaut du système scolaire ségrégationniste

A Jajce, petite ville de Bosnie centrale, les lycéens bosniaques et croates se sont battus pour continuer d’étudier ensemble dans un nouvel établissement qui devait être construit selon le principe «deux écoles sous le même toit».
Des lycéens bosniens lors d'une manifestation à Travnik, en Bosnie, le 20 juin. (Photo Dado Ruvic. Reuters)
publié le 30 août 2017 à 12h09

«Je suis un élève, mais avant tout un être humain. Je refuse de porter une quelconque étiquette à l'école, "Croate de Bosnie", "catholique", "idiоt".» Ce lycéen, surnommé «le chevelu», étudie à Jajce, une petite ville bosnienne d'un peu moins de 10 000 habitants, enclavée par des montagnes. Il flâne cet après-midi-là dans un café au bord de la Pliva. Sa tignasse épaisse de cheveux blonds et bouclés, Nikolas Rimac ne la coupera jamais, assurent ses camarades, car «le chevelu» est devenu l'incarnation du combat contre la ségrégation ethnique à l'école en Bosnie. Le système scolaire bosnien est à l'image du pays, divisé depuis la guerre (1992-1995) et les accords de paix de Dayton qui ont entériné les résultats du nettoyage ethnique.

Plus de vingt ans après, il aura fallu une année de lutte aux lycéens de Jajce pour remporter une victoire inespérée : leur nouvel établissement scolaire ne séparera pas les élèves bosniaques des Croates de Bosnie. Quitte à continuer de suivre le programme scolaire… croate. En effet, seules les écoles administrées par les Bosniaques utilisent le programme élaboré par Sarajevo. «Le lycée a toujours été un foyer pour moi. Et pour tous ceux que j'y côtoie. Nous avons éprouvé un choc en apprenant l'année dernière qu'on projetait de nous séparer», raconte Nikolas d'un ton posé. Avec une dizaine de camarades, il improvise alors une manif en plein été. «Pour défendre le "vivre ensemble", nous avons brandi les drapeaux de la Bosnie, de la Croatie et de la Serbie. Tout le monde n'a pas compris.»

«Impossible de mélanger des pommes et des poires»

Le soutien d'ambassadeurs occidentaux, qui ont décerné aux lycéens le prix «Un pont pour l'avenir» il y trois mois, a été déterminant dans ce pays encore sous protectorat international. Avant leur rétropédalage en juin, les autorités cantonales, en charge de l'éducation, déclaraient aux élèves frondeurs qu'«il est impossible de mélanger des pommes et des poires».

«Ce n'est qu'un établissement libéré de la ségrégation. Il en reste plus d'une cinquantaine dans l'entité», commente Kristina Sivonjic, une jeune fille blonde et longiligne de 17 ans. Téméraire, elle a accusé la génération de ses parents d'utiliser l'école pour fabriquer de petits nationalistes dans une lettre ouverte il y a quelques mois. «Si vous le pouviez, vous nous fourniriez des couteaux et des fusils pour que nous nous entre-tuions comme vous, il y a vingt ans», écrit-elle. Malgré les menaces de viol, la pression de l'entourage qui lui reproche «d'aller boire des cafés avec des musulmans», Kristina continue la lutte, dit-elle, pour ses petits frères et sœurs.

Des bus scolaires séparés

Comme elle auparavant, ils sont scolarisés dans une école primaire estampillée «deux écoles sous un même toit». Les élèves croates et bosniaques fréquentent simplement le même bâtiment, mais ils ne suivent effectivement pas les mêmes programmes scolaires, ne partagent pas les mêmes salles de classe, ne prennent même pas le bus scolaire ensemble. Une des écoles de Jajce est dotée de toilettes séparées. «Tout est fait pour que les élèves ne se croisent jamais. Si cela arrive, on nous prie d'arrêter de créer des bouchons dans les couloirs», se souvient Kristina. Dans l'autre entité bosnienne, la République serbe, croix et icônes sont accrochées dans les écoles, bénies régulièrement par des prêtres orthodoxes.

Pas de quoi se laisser «plomber» pour Dzenita Kahric, une lycéenne bosniaque de Jajce. «Ma génération n'a aucun rapport avec la guerre. C'est l'amour qui nous intéresse», dit cette frêle brune en tuant le temps au café Europa, le QG de la bande, avec billards et flippers. Plusieurs de ses camarades, croates et bosniaques, fuient toute question car afficher des positions antinationalistes est risqué. «Ici, les gens sont souvent des artisans ou des commerçants, ils ont peur de subir des tracasseries administratives. Ou de devoir fermer boutique. Ils demandent aussi à leurs enfants de se taire», explique Dzenita. Des profs ont également reçu des menaces. Et se font par conséquent plus discrets, craignant de perdre leur poste.

L'optimisme demeure

«Nous, on se divise entre fumeurs et non-fumeurs», ironise Mirko Ljubez, un grand quadra professeur d'histoire au lycée. Effectivement, pas de salles de profs séparées sur des bases ethniques dans cet établissement de Jajce, comme c'est le cas ailleurs. Un immense graffiti sur la façade prévient dès l'entrée : «Créons ensemble.» Ce Bosno-Croate, venu ce matin pour préparer la rentrée, raconte que ses élèves «sont des gosses normaux en lutte contre cette constitution tordue qui nous a été imposée et selon laquelle il n'y a pas d'individus ou de citoyens en Bosnie mais seulement trois peuples constituants. Les gens se taisent ou quittent ce pays».

Partir dans l'espoir de s'assurer un meilleur avenir. Nikolas, Kristina et Dzenita y pensent, comme tout le monde. Quasiment un Bosnien sur deux vit à l'étranger, le pays détenant le triste record du taux d'émigration le plus élevé d'Europe, 44,5%. «Me former à l'étranger, oui, mais pour mieux revenir et contribuer à changer les choses en Bosnie», assure Nikolas. Un optimisme inédit, ici. La preuve que cette génération née après la guerre ne se laisse pas arrêter par la passivité et le fatalisme bosnien.