A 19 h 53, samedi soir, les chaînes de télévision sont soudainement interrompues par un écran noir accompagné d’une sirène. Les mots «Emergency Alert» apparaissent en rouge pendant qu’une voix intime aux téléspectateurs de «se mettre à couvert pour la nuit». L’ambiance se glace, la nuit tombe. Le souffle de l’ouragan Irma commence à se faire sentir alors que des tornades traversent le sud de la Floride. Dans le quartier d’affaires de Miami, situé en zone d’évacuation obligatoire, les halls d’immeubles se remplissent progressivement d’habitants fuyant le vacarme que provoque le vent dans les appartements.
A l’extérieur des bâtiments, d’impressionnantes bourrasques de pluie font trembler les vitres. Certaines ne résistent pas à la pression et volent en éclats, livrant l’intérieur des immeubles aux assauts de l’ouragan. Sur les parkings, la force du vent fait doucement danser les voitures et s’écrouler les premiers arbres sur les lignes à haute tension. Partout dans la ville, les transformateurs électriques explosent à intervalles réguliers, plongeant chaque fois des dizaines de milliers de foyers supplémentaires dans le noir. Il fait encore nuit aux toutes premières heures de la journée de dimanche lorsque Miami Beach est balayée par de puissantes rafales dépassant les 150 km/h. Si celles-ci sont encore espacées dans le temps, leur fréquence et leur force augmente d’heure en heure, signifiant l’arrivée progressive de l’ouragan.
Dans la baie de Miami, plusieurs bateaux de plaisance dérivent désormais jusqu’à se fracasser sur la côte, frappée avec toujours plus d’insistance par de puissantes lames. La mer envahit les rues, transformées en gigantesques souffleries que traverse le moindre objet à la vitesse d’une balle de fusil. Certaines grues du centre-ville ont d’ailleurs fini par ployer sous la puissance des rafales, au point que l’une d’entre elles s’est abattue sur un immeuble voisin. Dimanche, la faible lumière du jour vient tout juste de pointer lorsque la nouvelle tombe : l’archipel des Keys voit arriver l’œil de l’ouragan.
Premier aperçu du monstre
Irma a donc fini par toucher les Etats-Unis. L'un des plus violents ouragans que le pays a jamais connus entame sa lente remontée vers le nord, mettant la Floride au supplice pendant une journée entière. Les contours de l'œil de l'ouragan pilonnent la pointe sud de l'Etat par des vents de 215 km/h. Une brutale montée des eaux menace avant qu'Irma ne se dirige vers les villes de la côte ouest du «Sunshine State». En bordure de mer, les vagues, poussées par l'ouragan, effleurent déjà les maisons aux fenêtres et portes protégées par des plaques de bois. La situation est «extrêmement dangereuse et mortelle», martèle le centre météo de Key West, enjoignant ceux qui n'avaient pas encore évacué les lieux de se mettre à l'abri.
Voilà plusieurs jours que la célèbre station balnéaire attendait Irma avec angoisse. Dès le début du week-end, le quartier de Miami Beach offrait un premier aperçu du monstre à venir. Alors que l’ouragan de catégorie 5 sévissait encore au large des côtes cubaines, ses puissantes franges commençaient à lécher la côte sud-est de la Floride. Miami Beach est aux premières loges des prémices de l’ouragan. Entièrement évacuée depuis jeudi, la luxueuse péninsule aux bâtiments art déco s’est presque totalement transformée en ville fantôme. Sur fond de ciel noir et d’océan vert émeraude battu par de nombreuses rafales, de rares curieux et quelques journalistes bravent les éléments afin d’immortaliser l’immense plage jonchée d’algues marines charriées par la furie de la houle. Doucement mais sûrement, la mer grignote le sable et se rapproche de petites dunes abritant les rues de ce quartier d’ordinaire grouillant et tapageur. Les premières branches d’arbres commencent à céder et, un peu plus loin, la route traversant la lagune vers le continent est progressivement cernée par la montée des eaux. Les jardins des luxueuses villas de la baie ont déjà les pieds dans l’eau. Au fur et à mesure de la progression de l’ouragan vers les côtes de la Floride, les journalistes ont rangé leur caméra et les touristes regagné leur voiture. Un couvre-feu a été décrété dans le quartier et la mer a insensiblement submergé les routes conduisant au reste de la ville. Cette fois, Miami Beach est coupée du monde.
Tels des zombies
Plus au nord de la ville, le quartier populaire de West Little River est lui aussi balayé par les premières rafales. A quelques heures de l’accélération des intempéries, les feuilles d’arbre ont déjà commencé à tapisser la route détrempée par la pluie tropicale. Comme la lagune dans laquelle il se jette, le canal du quartier amorce sa crue, envahissant les parkings alentour. De toute évidence, ce n’est pas encore suffisant pour effrayer les quelques silhouettes qui apparaissent furtivement aux coins des rues. Tels des zombies, des dizaines de démunis ont erré tout le week-end dans ce quartier dont près de 25 % de la population, en majorité hispanique, vit sous le seuil de pauvreté. Samedi, dans l’une des petites rues bordées par quelques échoppes aux couleurs vives, un bus d’évacuation stationnait sous le ciel sombre pour laisser monter quelques retardataires qui, matelas et nourriture à la main, prennent la direction de l’un des 43 abris anti-ouragan ouverts par la municipalité. Un record historique. C’est d’ailleurs vers l’un d’eux qu’une patrouille de police tentait encore d’envoyer les quelques sans-abri installés sous le pont de l’autoroute 95. A quelques heures de l’arrivée de pluies diluviennes et de vents d’une violence inédite, près de 1 000 sans-abri étaient toujours éparpillés à travers la ville. Jusqu’au dernier instant, des patrouilles de police spécialisées ont été chargées de débusquer les récalcitrants. Elles n’ont pas pu les trouver tous. Beaucoup de démunis ont affronté Irma par leurs propres moyens. De quoi augurer du pire.
A quelques heures de l'arrivée de l'ouragan, le gymnase du lycée Miami Central Senior High a dû se résoudre à refuser les nouveaux arrivants. Le lieu, qui fait office d'abri anti-ouragan pour les quartiers alentour est plein à craquer. Dans une ambiance bon enfant, des centaines de familles campent à même le parquet du terrain de basket. Bien que les gradins aient été rangés pour libérer de la place, plusieurs dizaines de personnes ont dû s'installer dans les couloirs et les vestiaires. Les traits sont tirés et l'air est chargé. Les femmes, les enfants et les personnes âgées, en majorité hispaniques et afro-américains, représentent la majorité de ces réfugiés de quelques jours. Dans l'un des recoins de l'abri, Rose et Marie, deux sœurs respectivement âgées de 82 et 83 ans, passeront l'ouragan assises sur un simple drap posé à même le sol. Elles ont été amenées là en fin de semaine par Teresa, la petite-fille de Rose. «J'espère que l'ouragan ne va pas être trop long car ce séjour risque de leur abîmer la santé», soupire-t-elle. Un peu plus loin, Willis, 64 ans, rumine les défauts d'organisation de l'abri qu'il a repérés ces derniers jours : «C'est infernal, éructe-t-il. Il est impossible de dormir la nuit à cause du bruit, les portions de nourriture qu'ils nous servent sont faites pour les enfants et je suis obligé de me casser le dos sur ce bout de carton…»
Derrière lui, une ribambelle de jeunes enfants jouent bruyamment au milieu de leurs parents, hagards et visiblement éprouvés par les journées qu’ils viennent de passer dans l’abri. Si les conditions sont spartiates, quelques signes montrent néanmoins que la municipalité de Miami est coutumière de ce genre de défi logistique : les sanitaires sont régulièrement nettoyés, un code wifi est accessible à tous et les repas sont servis à heures fixes. A l’extérieur, la police monte la garde et tance quelques marginaux au comportement erratique. Une fois l’ouragan passé, des bus raccompagneront les occupants du gymnase vers leurs habitations. Dans quel état les retrouveront-ils ?
Dernières planches de bois
Dans le quartier cubain de Little Havana, samedi, alors que l'ouragan se rapprochait de la Floride, la famille Rubi profitait du calme pour placer les dernières planches de bois en travers des fenêtres de leur maison. Peu avant la tombée de la nuit, la petite famille hondurienne hésitait encore quant à la meilleure façon d'affronter Irma : faut-il rester dans la maison ou rejoindre un abri anti-ouragan ? L'anxiété se lit sur le visage de Jasmine, la cadette âgée de 13 ans et la seule de la famille à parler anglais. Le temps presse. A la télé, le gouverneur de la Floride donne une dernière conférence de presse et tente d'achever de convaincre ses administrés du sérieux de la menace. Il parle d'«un ouragan dont la force n'est comparable avec rien de ce que quiconque de vivant a pu voir dans le passé». Samedi, 76 000 foyers étaient privés d'électricité en Floride. Dimanche, au plus fort de la tornade, ils étaient plusieurs millions. Malgré les injonctions alarmistes de leur gouverneur, tout le monde n'a pas pris l'ouragan avec le même degré de sérieux, particulièrement après que les projections du Centre américain de veille cyclonique ont indiqué que la bête atterrirait finalement sur la côte ouest de la Floride, épargnant à Miami un scénario catastrophe.
Samedi, dans le quartier latino, plusieurs familles patientaient encore nonchalamment sur leurs petites terrasses, dont les vitres n’ont parfois même pas été barricadées. Carmen, 70 ans, promenait encore son chien dans la rue. Elle a décidé de rester chez elle avec ses amis pendant l’ouragan. «Je suis cubaine, donc habituée aux ouragans. Les Américains en font des tonnes avec Irma, tout va bien se passer», veut-elle croire. Dimanche soir, un premier bilan faisait état de trois morts.