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Libération
Reportage

Miami : «On a eu de la chance cette fois, on n’en aura pas toujours»

Le passage d’Irma sur la Floride a été moins meurtrier que redouté, mais a causé de lourds dégâts. Malgré ces ravages, les habitants des quartiers haïtien et cubain n’évoquent pas tous l’urgence de s’adapter aux changements climatiques.
A Miami mardi. (Photo Joe Raedle. Getty Images. AFP )
par Théophile Simon, envoyé spécial à Miami
publié le 12 septembre 2017 à 20h16
(mis à jour le 13 septembre 2017 à 7h42)

Entre deux bouchées de poisson et de riz, Marie, 46 ans, s’inquiète de l’état dans lequel elle trouvera son mobil-home une fois que les autorités auront fini d’inspecter les dizaines de ponts reliant la myriade d’îles de l’archipel des Keys, permettant aux habitants de revenir de leur exode. Immigrée d’Haïti aux Etats-Unis depuis seize ans, la mère de famille réside à quelques dizaines de kilomètres de l’endroit où l’œil du cyclone a touché le sol américain continental, a détruit 25 % des maisons dans les Keys et en a endommagé la majorité. «J’ai vécu l’ouragan Matthew en Haïti en octobre 2016, je sais à quel point ce genre de cyclone peut être destructeur», se remémore-t-elle.

L'intensité hors normes de l'ouragan Irma a poussé Marie à fuir les environs de Key West en direction du nord. Face aux ordres d'évacuation et aux vents de plus de 200 km/h qui fondaient sur leur île, elle et les quinze membres de sa famille ont tout laissé derrière eux pour se réfugier dans les terres. Visiblement épuisés, ils patientaient mardi dans un petit restaurant créole de Little Haïti, à Miami. Trouvent-ils une explication à l'accroissement de l'intensité de ces ouragans dont ils sont les témoins ? Dans les rues du quartier populaire, les avis sur le sujet sont partagés. Certains, comme Samuel, Florence ou Zeek, l'assurent : ils n'ont jamais entendu parler du réchauffement climatique. Et imputent ces ouragans records au hasard. «Cela a toujours été comme ça dans les Caraïbes, il n'y a pas vraiment d'explication», résume Orlando, gérant d'une boutique de tatouages à proximité du grand marché caribéen.

«Lisez l’évangile !»

D'autres, comme le pasteur Jean-Marc, ne croient pas du tout à l'origine humaine du renforcement des ouragans : «Dieu envoie ces ouragans sur terre pour punir les hommes, assure-t-il. C'est ce que j'explique à ma communauté. Vous n'avez qu'à lire l'Evangile selon saint Matthieu pour comprendre !» Un tel discours met hors de lui Billy, manutentionnaire de 53 ans. Installé avec sa mère dans un parc du quartier en attendant que les arbres tombés sur sa maison soient dégagés, il prend un air dépité à l'évocation des clichés charriés par les climatosceptiques ou l'aveuglement des religieux. «Il y a une forme de paresse chez ces gens-là, ils ne cherchent pas à s'informer. Il est évident que l'eau de l'océan se réchauffe à cause des hommes. On a eu de la chance cette fois-ci car Irma a été moins violent que prévue, mais on n'en aura pas toujours.»

La Floride a eu de la chance. On comptait mercredi douze victimes dans le Sunshine State, contre 44 lors de l'ouragan de 1992 et plus de 400 en 1926. Mais en dépit d'un bilan humain limité, en partie grâce à la refonte des normes de construction et à l'évacuation de près de 6 millions d'habitants en milieu de semaine dernière, le coût financier de l'ouragan Irma devrait battre tous les records. Plus de 15 millions de personnes ont été privées d'électricité ce week-end et les dégâts matériels devraient atteindre entre 15 et 50 milliards de dollars (de 12,5 à 42 millions d'euros), assure la banque JP Morgan. L'agence de notation Moody's a calculé que le coût cumulé des ouragans Harvey et Irma pourrait atteindre 200 milliards de dollars, un chiffre supérieur au coût de Katrina, qui avait rasé de larges portions de La Nouvelle-Orléans en 2005, fait plus de 1 800 morts et coûté 160 milliards de dollars.

Dans le quartier cubain de Little Havana, l'instinct de survie prime. «On a surtout envie que la vie reprenne rapidement son cours», dit un habitant. Peu importe le défi économique posé par l'augmentation de l'intensité des ouragans, ou une Floride de plus en plus affectée par le changement climatique. Autour d'une partie de domino dans une petite rue donnant sur la 15e avenue encore jonchée de branches, Eddy, cigare à la bouche, évacue le sujet. «Ça ne m'intéresse pas vraiment. Moi, je suis un simple chauffeur de camion, alors le débat sur le réchauffement climatique, je le laisse à d'autres», balaie-t-il. De l'autre côté de la rue, Richard Bilda, gérant d'une petite boutique de glaces artisanales, tente de vendre sa marchandise avant qu'elle ne fonde. L'électricité n'est toujours pas revenue dans cette partie de Miami. «Je suis très sensible à ces questions. J'ai vécu dans la forêt amazonienne quelques années et j'ai vu les ravages causés par la déforestation.» Mais l'impact de l'activité humaine dans l'émission des gaz à effet de serre, responsables du réchauffement, prouvé par les scientifiques du GIEC ?«Il n'y a pas de consensus sur ce sujet aux Etats-Unis, évacue-t-il.Chacun a sa propre philosophie…»

Vanessa, une cliente venue des quartiers chics pour trouver un peu de nourriture, acquiesce. A l'image de 85 % des électeurs républicains, selon un sondage du Pew Center publié en octobre 2016, elle doute de la responsabilité humaine dans le bouleversement climatique de la planète. «Personne n'a encore l'air d'être d'accord sur le sujet et, très honnêtement, la question est tout en bas de ma liste des priorités, affirme-t-elle.Tant que mes impôts restent bas et que le pays est protégé des terroristes et autres Kim Jong-un, je me porte bien.» Comme la majorité des habitants de la Floride, elle a voté pour Donald Trump en novembre 2016. Et elle ne craint pas que la multiplication de ces épisodes climatiques extrêmes, la montée des eaux ne rendent la Floride en partie inhabitable d'ici la fin du siècle. «On est un pays riche, on se protégera d'une manière ou d'une autre. Et puis, d'ici à ce que Miami soit submergé, je serai morte depuis longtemps.» Un avis que les marchands de doute, tel l'animateur radio star de l'ultra-droite américaine, Rush Limbaugh, ont savamment distillé. Le 5 septembre, il assurait à ses millions d'auditeurs qu'Irma était un «complot» des médias et des «libéraux» de gauche pour «faire avancer la cause du changement climatique. Vous pouvez accomplir beaucoup en créant la peur et la panique», clamait-il de son studio de Palm Beach, en Floride. La peur l'a finalement gagné, lui aussi. Trois jours plus tard, face à la menace Irma devenue visiblement bien réelle, Limbaugh a, lui aussi, décidé d'évacuer.

Détricotage

Un délire négationniste que ne partage pas le maire de Miami City, Tomás Regalado, un républicain plus éclairé, qui fait figure d'exception et assurait en mars 2017 : «Le réchauffement climatique est le plus grand défi auquel Miami est confronté.» De l'autre côté de la baie, à Miami Beach, le maire de la ville, le démocrate Philip Levine, s'est lui aussi transformé en champion de la cause environnementale. Doté du fort poids symbolique de sa ville, le potentiel candidat au poste de gouverneur multiplie depuis des années les déclarations chocs pour alerter sur le défi de l'adaptation face à la montée des eaux en Floride, dont la population a augmenté de 60 % en vingt ans sur fond de frénésie immobilière. En mars 2016, comme de nombreux autres maires de villes côtières de l'Etat, l'édile avait d'ailleurs écrit aux candidats républicains à l'élection présidentielle pour les sensibiliser au sujet, toujours balayé dans les rangs du Grand Old Party. Plus récemment, une autre cohorte de maires du Sunshine State ont annoncé vouloir s'astreindre aux objectifs de l'accord de Paris sur le climat de 2015, malgré le retrait du gouvernement fédéral américain, claironné par Trump le 1er juin.

Que pèsent réellement leurs initiatives face au pouvoir écrasant de l’administration fédérale en la matière ? Climatosceptique s’il en est, le président des Etats-Unis n’a cessé, depuis sa prise de fonction en janvier, de détricoter les mesures de protection de l’environnement prises par la précédente administration démocrate. Quelques jours avant que l’ouragan Harvey ne dévaste une partie du Texas et de la Louisiane, Donald Trump a d’ailleurs signé un décret présidentiel révoquant une série de contraintes prises deux ans plus tôt par le gouvernement Obama, qui obligeaient le gouvernement fédéral à prendre en compte le risque d’inondation ou de hausse du niveau des mers lors de la construction d’infrastructures par l’Etat fédéral. Le locataire de la Maison Blanche espérait ainsi simplifier le grand plan de rénovation des infrastructures promis lors sa campagne présidentielle. Afin de s’assurer que ses opinions sur le réchauffement climatique soient partagées à tous les niveaux de l’administration, le Président a d’ailleurs nommé Scott Pruitt à la tête de l’agence fédérale chargée des questions environnementales, l’EPA. Fraîchement installé dans ses fonctions le 17 février, une de ses premières décisions a été de supprimer les références au changement climatique du site internet de sa puissante agence. Interrogé vendredi par CNN sur les causes des récents ouragans, l’ancien gouverneur de l’Oklahoma a estimé qu’il était «malvenu et opportuniste de parler du réchauffement climatique pendant que la Floride s’apprête à affronter Irma».