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Libération
Éditorial

Cynisme

publié le 18 septembre 2017 à 20h26

Décidément, le jury Nobel n'est pas infaillible. Dans sa volonté de ne pas couronner seulement les belles âmes ou les militants à la réputation immaculée, mais de faire droit aussi à des responsables politiques dont l'action a objectivement servi la paix, il lui arrive de distinguer des personnages diablement ambigus. Figure de la lutte contre la tyrannie birmane, Aung San Suu Kyi semblait échapper à ce risque. Digne, courageuse, persécutée, elle paraissait répondre à tous les critères de l'héroïsme contemporain. Las ! Cette héritière d'une dynastie birmane est aussi une femme politique. Chef de file de la majorité bouddhiste, engagée dans une coopération trouble avec l'armée, elle refuse de reconnaître la réalité des exactions dont est victime la population rohingya. Seulement voilà : il arrive un moment où le réalisme se change en cynisme, où le calcul politique vient ruiner les principes qu'on est censés défendre. Aung San Suu Kyi dénonce «l'iceberg de désinformation» qui entoure le sort de cette minorité musulmane. Or tous les témoignages, tous les reportages, notamment celui que nous publions, viennent démentir ses paroles. C'est bien à un nettoyage ethnique que s'adonne l'armée birmane dans cette région traversée de conflits religieux et territoriaux. Les militaires du régime ne luttent guère contre «le terrorisme», même s'ils pourchassent aussi les petits groupes armés qui agissent dans cette région. Ils s'attaquent avec une brutalité inouïe à un peuple désarmé, et en particulier aux femmes et aux enfants, assassinés, dépouillés, chassés de leur terre par la violence de la soldatesque. Il est temps que celle qui a longtemps symbolisé la paix et la liberté aux yeux du monde agisse concrètement pour mettre fin à ces crimes ignobles. Sauf à entrer elle aussi dans la catégorie tristement banale des tyrans hypocrites. Malgré son prix Nobel.