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Kurdistan

A Kirkouk, la peur de l’après-référendum

Dans cette ville peuplée de Kurdes, Arabes et Turkmènes, les minorités craignent que le vote les marginalise. De nombreux incidents ont marqué les dernières semaines.
Une femme montre son doigt noirci par l'encre, durant le vote pour l'indépendance du Kurdistan irakien, à Kirkouk, lundi. (Photo Thaier al-Sudani. Reuters)
publié le 25 septembre 2017 à 19h46

De toutes les villes où le référendum s'est déroulé lundi, Kirkouk était la plus scrutée. Celle où le risque d'incidents était le plus élevé, celle où le processus d'indépendance pouvait déraper avant même d'avoir commencé. «S'il y a des problèmes, ce sera la faute de bandits. J'ai demandé à nos peshmergas [les combattants kurdes, ndlr] de ne pas réagir aux provocations», déclarait dimanche Massoud Barzani, le président du Kurdistan irakien. La participation ne semble pas avoir été massive, mais le vote s'est déroulé dans le calme. Un couvre-feu a été déclaré lundi dans le centre, ainsi que dans les secteurs arabe et turkmène, afin de «protéger les citoyens», a fait savoir la police..

«Piège»

Kirkouk est une cité complexe, multiethnique et multiconfessionnelle, où les exclus d’hier sont devenus les dirigeants d’aujourd’hui. Les chiffres ne sont pas définitifs mais elle compterait environ 1,5 million d’habitants, dont un peu moins de 50 % de Kurdes, environ 35 % d’Arabes et 15 % de Turkmènes. Certains sont sunnites, d’autres chiites. Kirkouk est aussi une ville au sous-sol riche, qui renferme 40 % des réserves irakiennes de brut. Elle fait partie de ces zones que se disputent l’Irak et le gouvernement régional du Kurdistan. Saddam Hussein avait déplacé de force des Arabes pour la repeupler. Depuis 2014 et la fuite des soldats irakiens devant l’avancée de l’Etat islamique, les Kurdes en ont pris le contrôle. Leurs drapeaux flottent sur les administrations.

Mais rien n'est réglé à Kirkouk. L'ambiance est pesante, les peurs permanentes. «Désolé, je ne peux pas vous parler. On pourrait nous voir. Il vaut mieux se taire ici», dit un jeune Arabe. Autour du conseil provincial, qui incarne le pouvoir, les rues sont interdites aux voitures. On n'y accède qu'à pied, en longeant barrières et murs de béton, après avoir été fouillé trois fois. Les élus ont chacun cinq gardes du corps. Ils patientent dans les couloirs sinistres à la peinture jaunâtre et au carrelage écaillé. Les gardes de Kamiran Kirkouki, un élu kurde de 60 ans, étaient là quand les jihadistes de l'Etat islamique, qui contrôlent Hawija, à une vingtaine de kilomètres, ont lancé un assaut sur la ville le 21 octobre. «J'ai pris mon arme et je suis parti avec eux pour empêcher les hommes de Daech d'entrer dans le conseil provincial», se souvient-il. Les jihadistes ont été chassés de Kirkouk après deux jours de combats.

Mais les incidents, moins graves, ont repris avec l'annonce du référendum. Le 11 septembre, une fusillade a éclaté entre des Kurdes qui fêtaient le vote à venir et un garde du siège d'un parti turkmène. Un Kurde a été tué et plusieurs personnes ont été blessées. Quelques jours plus tôt, un professeur arabe avait péri dans l'explosion de sa voiture. «C'était une attaque faite pour provoquer des incidents entre Kurdes et Arabes avant le référendum. De notre côté, nous refusons de tomber dans ce piège. Nous avons de bonnes relations avec eux, il y a beaucoup de mariages mixtes et d'intérêts communs», affirme Kamiran Kirkouki. L'élu craint surtout des actions «dirigées depuis l'étranger». «L'Iran va pousser les chiites à créer des problèmes après le référendum», affirme-t-il. Déjà, en début de semaine dernière, plusieurs dizaines de pick-up de la milice chiite Badr ont paradé dans le centre-ville. Les peshmergas n'ont pu qu'observer le coup de force, sans intervenir.

«Plainte»

Dans le long salon aux murs bordés de canapés où il reçoit ses invités, le cheikh Bourhan Mazher al-Sissi, chef de la liste arabe au conseil, dit lui aussi sentir la montée des tensions. «Des gens, et pas que des Arabes, ont quitté la ville ces derniers jours. Ils ont peur. Ce référendum est dangereux», affirme-t-il. D'un ton poli et calme, en réfléchissant à chaque mot, il ajoute : «Les Kurdes ont tout à fait le droit de décider de leur avenir. Mais dans leurs villes, pas dans celles qui sont disputées comme Kirkouk.» Il y a une dizaine de jours, le cheikh a fait passer un message au consulat américain à Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, pour demander l'envoi d'une «force internationale neutre» dans la ville. Il n'a pas reçu de réponse.

Les représentants de la communauté turkmène sont plus vindicatifs. L'un de leurs dirigeants, Raad Agha, conseiller au parlement provincial, habite une maison cossue derrière un grand portail. La rue est gardée par des hommes cagoulés et armés parlant turc. «Ce référendum est illégitime. Il ne devrait pas avoir lieu dans des zones mixtes où vivent des Turkmènes. C'est aussi chez nous ici. Nous y avons nos maisons et nos emplois. Ce n'est pas à nous de payer pour les bombardements chimiques qui ont visé les Kurdes.» Raad Agha n'a pas de doute, le oui l'emportera, à Kirkouk comme ailleurs. «Mais dès que le résultat sera officiel, nous porterons plainte devant le tribunal fédéral. Et si ça ne suffit pas, nous mobiliserons toutes les instances que nous pourrons, jusqu'à l'ONU. Je ne comprends pas pourquoi Barzani s'est obstiné avec ce vote. C'est extrêmement dangereux. Il y a des jeunes motivés dans chaque camp, il suffira d'un rien pour que ça dégénère. Le pire est à venir.»