La soirée débute à peine sur le «Strip», le boulevard des casinos à Las Vegas. Deux jeunes hommes originaires du Kentucky, en vacances et déjà bien éméchés, lâchent sans fard : «On s'amuse trop !» Pinte de bière à la main, ils se mettent en quête d'un nouveau bar. Les salles de machines à sous ne désemplissent pas, les terrasses des restaurants font le plein, les rabatteurs de rue continuent de distribuer les prospectus pour les soirées en strip-club. Pourtant, à peine 24 heures se sont écoulées depuis que Stephen Craig Paddock, 64 ans, a ouvert le feu depuis les fenêtres de la suite qu'il louait au 32e étage du Mandala Bay, un hôtel-casino situé au sud de la ville, tuant au moins 59 personnes et en blessant 527 autres lors d'un festival de musique country.
C’était dimanche soir, à quelques encablures du cœur de la ville, juste après le croisement avec Tropicana Avenue. C’est là que la police de Las Vegas a depuis bloqué la circulation automobile. De rares piétons s’aventurent au-delà du barrage. Certains viennent se recueillir quelques minutes en face du Mandala Bay, d’autres, l’air hagard après une nuit passée dehors, tentent de rejoindre leurs chambres pour y récupérer leurs affaires.
Anthony, 30 ans, a besoin de parler. «A chaque fois que je raconte cette soirée, les larmes me montent aux yeux, parce que je réalise que je suis encore en vie.» Il était parmi les 22 000 spectateurs assistant au concert de Jason Aldean quand les premières détonations fendent l'air, à 22 h 08. «Aldean avait fait une chanson, pas plus. Quand il a déguerpi de la scène, tout le monde a flippé, se souvient Anthony. En quelques instants, c'est devenu une zone de guerre, le chaos.» Au milieu des cris, des pleurs, il prend la fuite en direction de l'aéroport tout proche. «Les gens escaladaient les grillages, qui ont fini par tomber. On aurait dit du bétail courant dans tous les sens.» Il trouve finalement refuge dans un hangar, avec plusieurs dizaines d'autres personnes, dont certaines blessées. «J'ai aidé à porter un homme touché à la jambe. On l'a réconforté et on lui a dit qu'il allait s'en sortir. Dans ce hangar, on a été unis. C'est ce que je veux retenir.»
De cette soirée, Anthony tient à conserver un souvenir : le bracelet d'entrée du festival. «Je ne l'enlèverai jamais. Il sera là, à mon poignet, pour me rappeler comment on peut passer en quelques instants d'un moment de joie à un désastre absolu.» Sam, employé de l'hôtel Excalibur, est venu sur son jour de repos. Lui, l'ancien marine en Afghanistan et au Moyen-Orient, avoue n'être «pas surpris» : «J'ai vu ce genre de merde trop souvent dans ma vie.» Diana et Mark, un couple de l'Ohio, étaient partis dîner en ville le soir de la tuerie. Les voilà de retour devant leur hôtel, situé juste à côté du Mandala Bay. «C'est une ville fantôme ici, soupire Diana. Les lieux sont tristes, désolés.»
«Vautour»
De fait, le silence est écrasant, tout juste troublé par le ballet des avions qui se posent et décollent. L'aéroport McCarran, après une brève interruption du trafic, a vite repris du service. Dès lundi matin, il déversait à nouveau son flot de touristes venus s'encanailler dans la ville du jeu. Dans le hall des départs, certains crament leurs derniers dollars aux machines à sous. Ceux qui viennent de débarquer s'engouffrent rapidement dans les navettes en direction du centre. Au téléphone, une femme rassure son amie : «Ne t'inquiète pas. Ici, c'est business as usual.»
Sur le «Strip», au milieu des clones d'Elvis, des jeunes mariés et des chippendales, seuls les panneaux lumineux des casinos viennent rappeler qu'il ne s'agit pas tout à fait d'une journée comme les autres. Le numéro vert pour prendre des nouvelles des proches s'affiche en lettres argentées, tout comme le site internet à consulter pour donner son sang. Un succès : lundi, il fallait patienter six à huit heures à l'hôpital, ou prendre rendez-vous quelques jours plus tard. On y lit aussi ces messages : «Pray for Vegas», «#VegasStrong», ou des remerciements à l'égard des équipes de premiers secours. Mais point de rassemblement collectif ou de mémorial en hommage aux victimes. Vegas semble presque avoir tourné la page. Cela ne surprend pas cette femme venue assister à une messe donnée en fin d'après-midi à la cathédrale de Guardian Angel : «Vous trouverez peut-être quelques chandelles allumées ci et là sur le Strip, mais rien de plus.» Après une heure de marche sur le célèbre boulevard, pas de bougie à l'horizon et un seul homme, le regard plongé tourné vers le Mandala Bay, priant isolé au milieu des badauds.
La douleur s’exprime loin de l’agitation du centre-ville, au Convention Center, un palais des congrès situé un peu plus au nord. Dans l’immense bâtiment, un groupe des jeunes travailleurs gonflent des ballons de baudruche, derniers préparatifs avant un salon sur le mariage qui doit se tenir cette semaine.
A une autre entrée, des volontaires accueillent les personnes à la recherche de renseignements pour leurs proches. La tâche est monumentale. Car outre les tués et blessés, plusieurs milliers de spectateurs ont laissé toutes leurs affaires, papiers et téléphones sur le site du festival. Difficile, dans ces conditions, d'obtenir des nouvelles fiables. Lundi soir, la police de Las Vegas n'avait pas encore rendu publiques les identités de toutes les victimes. Certains ressortent du Convention Center en larmes, sous le choc d'une nouvelle funeste. Pour les médias, la consigne est stricte : pas question de venir les importuner. C'est aux gens de faire la démarche. Une journaliste tente sa chance. Elle est immédiatement éconduite : «Vautour ! J'en ai rien à faire de ton histoire !»
«Sin city»
L'émotion est tout aussi palpable devant le City Hall, le bâtiment de la mairie de Las Vegas. A 17 heures, les leaders religieux ont donné rendez-vous pour une cérémonie d'hommage. Les pasteurs se succèdent à la tribune. Les mêmes mots reviennent en boucle : pardon, amour, prière, seigneur. L'un d'entre eux se souvient : «Je suis originaire de Washington. Quand je suis arrivé ici il y a plus de vingt ans, Las Vegas était surnommée «Sin City» [«la ville du péché», ndlr]. J'y ai également découvert de la grâce, et le fait qu'on ne construit pas que des casinos ici, mais aussi une communauté. Nous allons surmonter le mal.» 59 bougies sont allumées, alors que des chants religieux débutent.
«Hors-la-loi»
A quelques pas de là, Haley et Angie, toutes deux originaires de Las Vegas, apprécient ces moments de communion. Mais la colère ne tarde pas à revenir. «On a besoin d'un contrôle plus strict sur les armes à feu, peste la première, ainsi que de soins renforcés pour les gens qui souffrent de troubles mentaux.» Certes, reconnaît-elle, cela n'aurait peut-être rien changé dans le cas de Stephen Paddock, qui n'avait pas d'antécédents judiciaires, «mais cela pourrait éviter d'autres drames par la suite». Son amie Angie, elle, ne sait pas trop sur quel pied danser : «Les gens ont le droit de porter des armes, cela fait partie de notre Constitution. Mais il faudrait des contrôles plus stricts pour savoir dans quelles mains elles arrivent.»
Le débat risque en tout cas de resurgir rapidement dans la sphère politique, comme après chaque tuerie de masse aux Etats-Unis. Jakob, qui vit depuis trois ans à Las Vegas, le juge beaucoup trop «binaire». Lui aussi est attaché «au droit de posséder une arme pour se défendre». Il garde d'ailleurs un revolver à son domicile, mais assure ne pas le transporter avec lui. A ses yeux, la législation du Nevada pourrait être plus stricte : «Quand il s'agit d'une vente entre deux particuliers, il n'y a pas de vérification des antécédents.» Son pote Andrew est partisan d'aller plus loin, notamment en interdisant les armes automatiques, que le tueur du Mandala Bay avait en sa possession. Il appuie : «Quand on voit tous les contrôles qui sont exigés pour le permis de conduire, on se dit qu'on pourrait peut-être faire pareil avec les armes…»
La partie est loin d'être gagnée. Nails, un habitant de la côte Est venu à Las Vegas pour affaires, estime que le sujet sera vite chassé des flux d'information. «Les politiques sont des opportunistes, juge-t-il. Très vite, un autre sujet remplacera celui-ci, et il ne se passera rien, comme d'habitude.» D'ailleurs, Nails est pour le statu quo. «Si tu penses qu'avec moins d'armes, il y aura moins de violence, tu es naïf», lâche-t-il, avant d'agrémenter sa démonstration d'un slogan – «si vous rendez les armes hors-la-loi, seuls les hors-la-loi auront des armes» – et d'une comparaison – «l'interdiction de la drogue ne dissuade pas les gens d'en acquérir». Lui, le «pragmatique», considère presque la tuerie du Mandala Bay comme un épiphénomène : «En trois semaines à Chicago, il y a eu autant de morts par balles. Personne n'en parle.» Il réfléchit quelques instants : «Je ne m'habitue pas à cette violence, mais il faut continuer à vivre et à se lever le matin. Je dois travailler pour payer ma maison et nourrir mon enfant.»