C’est une des routes les plus touristiques de Californie, reliant les deux joyaux de la viticulture américaine, la vallée de Sonoma et celle de Napa. Une vingtaine de kilomètres à travers vignes et collines, parsemés de caves à visiter. Depuis cinq jours, la région est dévorée par les flammes. De part et d’autre de la chaussée, les mêmes scènes de désolation : une terre noircie par le feu, des bâtiments réduits en cendres, des volutes de fumée qui s’échappent des foyers encore actifs. Dans le ciel, les hélicoptères et avions bombardiers d’eau font de leur mieux pour limiter les dégâts, tandis qu’au sol, des curieux prennent en photo les zones les plus touchées.
Pas moins de 22 incendies ravagent le nord de la Californie depuis dimanche dernier, causant des dommages considérables. Près de 3 500 bâtiments détruits, plus de 20 000 personnes évacuées, mais surtout 31 morts dénombrés à ce jour par les autorités, qui s'attendent à voir le bilan s'alourdir. Plus de 400 personnes sont en effet toujours portées disparues. Trente policiers sont spécialement mobilisés pour les retrouver, mais avec un réseau téléphonique encore erratique, la tâche est délicate. Elle incombe aussi directement aux pompiers, lorsque ces derniers parviennent à se rendre dans les zones restées plusieurs jours inaccessibles. Un travail traumatisant : «On a trouvé des corps qui étaient presque intacts, mais aussi certains qui n'étaient plus que des cendres et des os», a ainsi raconté Rob Giordano, le shérif du comté de Sonoma, le plus touché avec 17 morts. La plupart des victimes ont entre 70 et 90 ans. Les sauveteurs doivent parfois s'en remettre au numéro de série d'une prothèse, seul élément à même de permettre une identification.
«Nous sommes loin d'en avoir fini avec cette catastrophe», résume Ken Pimlott, le responsable de la lutte contre les feux de forêt en Californie, d'autant que le vent ne devrait pas s'apaiser au cours des prochains jours. C'est aussi l'avis des centaines de personnes hébergées depuis le début de la semaine au lycée de Sonoma. «Lors du dernier gros incendie dans la région, il y a trois ans, les gens n'avaient pas pu retourner chez eux avant six semaines», se souvient Dieter, chauffeur-routier à la retraite. Le sexagénaire a reçu l'ordre d'évacuer sa maison lundi matin. Il n'a pas hésité : «Si tu refuses mais que tu as besoin d'aide un peu plus tard, personne ne viendra te secourir», avance-t-il. Depuis, Dieter tue le temps en jouant au solitaire et en lisant un livre sur la révolution américaine.
Cornes de brume
Certains de ses compagnons d'infortune ont dû quitter leurs habitations en pleine nuit, extirpés de leur sommeil par les cornes de brume et les lampes torches des pompiers. Peter, professeur de cinéma au lycée de Sonoma, n'a eu le temps que d'emporter deux pantalons et une chemise blanche trop grande. «Quand j'ai voulu faire demi-tour pour aller chercher d'autres affaires, c'était trop tard», glisse-t-il. L'homme de 56 ans a été réveillé vers 2 heures du matin par une «odeur de brûlé». «Le vent était comme furieux, ça soufflait dans tous les sens, à près de 100 km/h, poursuit-il. Je suis sorti de chez moi et j'ai prévenu ma voisine, sinon elle y serait restée.» Cela fait cinq jours qu'il n'a pu retourner dans son quartier, dont l'accès est toujours bloqué par la police. Peter n'est pas optimiste pour sa propriété, mais il ne semble pas trop affecté. Il a fort à faire dans son lycée, reconverti depuis le début de la semaine en centre d'hébergement pour les centaines de personnes évacuées ou dont le domicile a été détruit.
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«La clé, c'est l'information, affirme-t-il. Les rumeurs les plus folles ont circulé. Par exemple que le centre-ville avait été réduit en cendres.» Comme souvent lors des catastrophes naturelles, ce sont les plus vulnérables qui restent en première ligne : les vieux et les pauvres. «Ceux qui dorment ici, ce sont ceux qui n'ont pas de famille ou pas les moyens de partir», appuie Peter. Près de 300 lits de fortune ont été installés dans la salle de sport du lycée. Le reste de la logistique s'est mis en place rapidement. Les dons de nourriture, couvertures, oreillers, vêtements ont afflué. Charge aux dizaines de bénévoles qui se relaient toute la journée d'orchestrer tout cela, sous le regard des troupes de la garde nationale. Un soin particulier est apporté aux plus âgés, notamment ceux atteints de la maladie d'Alzheimer.
«Diablo wind»
C'est un melting-pot étonnant qu'on croise dans les travées du lycée de Sonoma. Il y a Claire-France, née au Maroc il y a 65 ans d'une mère espagnole et d'un père marine, «hippie» jusqu'au bout des ongles, pestant contre tous ces gens qui n'arrêtent pas de dire «merci mon Dieu». Il y a Alex, originaire du Mexique et cuisinier dans un restaurant de Sonoma, réfugié ici avec sa femme et ses deux jumeaux parce qu'il n'avait «pas d'autre endroit où aller». Ou encore Dean, professeur de physique-chimie – «le plus ancien du comté» –, qui, à 73 ans, ne veut pas se lamenter sur son sort : «Beaucoup de gens ont perdu leur maison. Ce n'est pas mon cas. Mes problèmes, ce n'est rien par rapport aux leurs.»
A l'unisson, ils le répètent: c'est la «première fois» qu'ils connaissent de tels feux dans la région. «D'habitude, la saison des incendies frappe surtout le sud de la Californie», remarque Derrick, 81 ans. Bien sûr, le «diablo wind» est connu dans la baie de San Francisco pour attiser les départs de flammes. Mais jamais il n'avait causé de tels dégâts (77 000 hectares sont déjà partis en fumée). Derrick estime qu'il est encore trop tôt pour s'interroger sur l'impact du changement climatique. Cynthia, 89 ans, pointe d'abord du doigt «l'arrogance des gens qui n'entretiennent pas bien leur propriété et favorisent ainsi la propagation des flammes». Mais dans la foulée, elle alerte sur la sécheresse chronique qui touche l'Etat de Californie : «Forcément, après sept mois sans pluie, le combustible est là. On a beau avoir un président stupide qui ne croit pas au changement climatique, ça me paraît évident.»