«Ma fille Nada, 21 ans, a poussé un hurlement en découvrant sur son smartphone la vidéo reçue de l’une de ses amis de Raqqa qui habitait la même rue que nous. Elle a aussitôt repéré dans notre quartier, dévasté par les bombardements, notre immeuble détruit. Notre appartement au troisième et dernier étage a disparu. Avec ma femme et mon fils, nous avons repassé une dizaine de fois la vidéo de quinze secondes, sans vouloir en croire nos yeux. Les frappes aériennes ont rasé l’immeuble, ne laissant que le rez-de-chaussée et quelques marches de l’escalier. Depuis plus de trois ans, nous ne faisions qu’attendre à Urfa (sud-est de la Turquie) le jour où l’on pourrait enfin rentrer chez nous. Comme bien d’autres familles, nous avions fui en catastrophe en janvier 2014, quand Daech a imposé sa domination totale dans notre ville, en chassant toutes les autres forces.
«J’aurais sans aucun doute été arrêté à cause de mes activités humanitaires auprès de l’opposition locale. Je craignais aussi pour mes enfants. J’ai décidé de m’éloigner un moment, que je pensais bref. Quelques semaines après notre départ, alors que Daech réquisitionnait les appartements vides pour y loger des jihadistes étrangers, j’ai demandé à l’un de mes cousins de s’installer chez nous. Mais cela n’a servi à rien. Informés par le voisinage, les hommes de Daech lui ont demandé s’il avait un contrat de location. Ils l’ont chassé pour installer un jihadiste soudanais avec sa femme suédoise et leur fils.
«Pendant près de deux ans, j’ai eu régulièrement de leurs nouvelles par l’épicier du coin. Je savais quand monsieur avait la grippe. Ou quelles sucreries préférait leur enfant. J’ai repris espoir au printemps, quand l’offensive contre Raqqa a commencé : ils avaient fui, comme de nombreuses familles de jihadistes immigrés. Notre appartement libéré nous attendait donc. L’espoir de rentrer chez nous se rapprochait enfin. Nous allions retrouver enfin notre maison, et la ville à laquelle nous appartenons. On suivait tout de même avec inquiétude les péripéties de la bataille qui se prolongeait. On s’inquiétait des bombardements et des destructions. On pouvait constater régulièrement, à quelques jours d’intervalle, les dégâts sur l’application Atak Map (mise en place par la Nasa) dans les rues de Raqqa.
«Puis, il y a trois semaines, la fameuse vidéo de notre maison anéantie nous a plongés dans la stupeur. On se console : nous sommes loin d’être les seuls dans ce cas. Tant de nos amis de Raqqa se retrouvent dépossédés après l’exil forcé. Sans parler de ceux qui ont disparu avec leurs maisons. Sous les bombardements.»