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Libération
Témoignage

«Je réapprends la vie et ses couleurs»

Affaf, institutrice de 44 ans, a réussi à sortir de Raqqa en pleine bataille, à la mi-septembre, après avoir vécu dans l’enfer de Daech.
publié le 17 octobre 2017 à 20h46

«Quand mon beau-frère est arrivé il y a trois semaines en nous assurant qu’il y avait la possibilité de sortir de Raqqa, nous n’avons pas hésité longtemps. Les combats se rapprochaient dangereusement de notre quartier, central, près de la rue Al-Wadi, encore sous le contrôle de Daech. Notre maison, ancienne, en rez-de-chaussée, était certes plus protégée des raids aériens que tous les immeubles qui l’entouraient. D’ailleurs, tous les membres de ma famille restés à Raqqa s’étaient installés chez moi. Ma sœur aînée et son mari, qui habitent un troisième étage. Mon frère, dont l’appartement a été détruit par les avions de chasse. Et mon beau-frère, resté seul depuis le départ de ma jeune sœur et leurs quatre enfants en Turquie, l’année dernière.

«On s’était habitué à tout, mais dès lors que les jihadistes ont été attaqués par les forces kurdes autour de nous, on craignait ce qui pouvait nous arriver. Nous avons donc décidé de partir à l’aube le lendemain avec nos voisins. Nous étions onze au total : cinq femmes et six hommes, un sac à la main chacun, à avancer au petit matin en rasant les murs de notre rue en direction du fleuve, l’Euphrate. En traversant les rues dévastées, on a senti l’odeur des cadavres avant même de les apercevoir. A un moment, on a entendu des gémissements venant des décombres d’un immeuble touché la veille par les raids de la coalition. Impossible de s’arrêter pour venir en aide à ces personnes. Et puis nous n’avions aucun moyen de les sortir de là. Interdit de s’émouvoir. Ou de penser à autre chose que de sauver notre propre peau.

«On a marché près de trois heures pour parcourir à peine deux kilomètres. En nous cachant de porte en porte ou en sillonnant derrière des amas de pierre pour ne pas être repérés par les snipers de Daech, encore endormis. Arrivés dans la zone reprise par les forces kurdes, près du vieux pont détruit, on a trouvé une vieille voiture dont le chauffeur a proposé de nous conduire hors de la ville. Il a demandé combien on pouvait le payer. On lui a donné tout ce qui nous restait : 500 dollars. On s’est serrés à onze dans sa berline blanche, qui a roulé vers le sud. On s’est ensuite séparés de nos voisins pour continuer, dans une autre voiture, vers Hama, resté sous contrôle du régime, où loge ma sœur.

«Depuis notre sortie de cet enfer, je réapprends la vie. Et d’abord ses couleurs. Le premier cadeau que notre sœur de Hama nous a offert à notre arrivée : des écharpes rose et turquoise pour nous couvrir la tête. Après quatre ans en noir de la tête aux pieds à Raqqa, je suis comme une enfant à qui on donne un ballon de baudruche. Ces derniers mois, avec les raids et les combats, je ne sortais d’ailleurs plus de la maison qu’un jour sur deux. Je faisais 200 mètres jusqu’à l’épicier du bout de la rue qui s’approvisionnait en fruits et légumes dans la campagne environnante. Il n’y avait plus aucun produit frais depuis un mois. Ne restaient que des boîtes de thon, du riz et des lentilles pour nous nourrir. Les jihadistes étaient devenus complètement paranoïaques. Ils accusaient n’importe qui de renseigner les Américains ou les Kurdes. On vivait reclus. Dehors, la mort était partout. Elle tombait du ciel par les bombardiers qui menaient jusqu’à 50 raids par jour. Elle était répandue par les snipers de Daech postés sur les toits des maisons voisines. Elle entourait les hommes qui nous menaçaient dès qu’on mettait le nez dehors.»