Quand les hommes de l’Etat islamique se sont retirés de la place de l’Horloge il y a une quinzaine de jours, aucun témoin n’a pensé à noter l’heure. Le moment, qui aurait pu être historique, est passé inaperçu sous la férocité des raids aériens et des combats au sol qui ont dévasté Raqqa. Pas un habitant n’était là pour célébrer la «libération» du carrefour emblématique de l’outrage subi depuis 2014, quand la ville avait été proclamée capitale syrienne de l’EI. Comme le sinistrement célèbre rond-point Al-Naïm, celui de l’Horloge a été l’un des théâtres des exécutions publiques, mises en scène par les jihadistes.
«Comme on était souvent obligés de traverser cette place centrale, je cachais les yeux de mes enfants chaque fois qu'on passait en voiture, pour qu'ils ne voient pas les corps crucifiés», raconte Oum Ahmad, réfugiée dans le sud de la Turquie depuis plus d'un an. Après avoir fusillé ceux qu'ils accusaient d'être des «renégats» ou des «agents de la coalition», les bourreaux accrochaient les cadavres sur des planches de bois en forme de croix. «Ils les exhibaient contre l'horloge pendant vingt-quatre heures, précise-t-elle. Au moins pour que tous les passants soient terrorisés et dissuadés de toute rébellion.»
«Martyrs». Au milieu de la place, la colonne d'une quinzaine de mètres de haut en forme d'obélisque porte sur chacune de ses quatre faces un cadran. D'où son nom. Elle était surmontée des statues dorées d'un couple de paysans en tenue traditionnelle, regardant en direction du fleuve. L'homme brandissait un flambeau, la femme un épi de blé. Symbole de la richesse agricole de la plaine de l'Euphrate. Les statues ont été détruites par les jihadistes, interdites dans leur islam des ténèbres où toute représentation humaine est une atteinte à l'œuvre du Créateur.
Située dans le quart sud-ouest de Raqqa, dans l'enceinte de la vieille ville, la place de l'Horloge est à l'emplacement de l'ancienne forteresse arabe de l'époque abbasside, seule (et éphémère) période de gloire de la localité, choisie au Xe siècle par le calife Haroun al-Rashid comme sa capitale d'été. Cette référence, pour le «calife» autoproclamé de l'EI, Abou Bakr al-Bagdadi, n'a pas empêché la destruction par ses hommes du buste du chef historique qui trônait dans un jardin de Raqqa.
Avant d'être l'une des places de la mort, le rond-point de l'Horloge avait été surnommé successivement «place des Martyrs», puis «place de la Liberté» par les «révolutionnaires de Raqqa», comme s'appelaient ceux qui se sont soulevés contre le régime de Bachar al-Assad en 2011. «Symbole de la répression, puis de la libération, et enfin des exécutions, la place a été revêtue de rouge, puis de vert, puis de noir», résume Tarek en désignant les forces successives qui ont contrôlé sa ville. Réfugié en Turquie depuis 2015, le jeune militant évoque avec nostalgie des moments exaltants «qui paraissent aujourd'hui préhistoriques». Dès le printemps 2011, les premiers manifestants ont souvent tenté de s'installer sur la place de l'Horloge. Mais les forces de l'ordre du régime quadrillaient les rues et arrêtaient les jeunes qui se rassemblaient. «Ils contrôlaient strictement le rond-point et surtout l'accès à la grande place du gouvernorat, à quelques centaines de mètres de là, où se trouvait une statue géante de Hafez al-Assad», l'ex-président syrien et père de Bachar, le «boucher de Damas».
Totalitaire. Le 16 mars 2012, pour célébrer l'anniversaire du déclenchement de la révolution syrienne, une des premières grosses manifestations contre le régime à Raqqa a pourtant rassemblé des milliers de jeunes. «On a investi les grandes places, y compris celle de l'Horloge où on a mis le feu au siège du parti Baas», raconte Tarek. Les forces du régime ont alors tiré sur la foule et massacré plus de 20 militants. Le mouvement de protestation n'a pourtant pas cessé de s'amplifier, comme la répression. Et des centaines de personnes sont mortes jusqu'à la «libération de Raqqa».
Le 4 mars 2013, débordées par les manifestations à travers le pays et une insurrection devenue armée, les troupes du régime se retirent de la ville considérée mineure. Les «révolutionnaires» tiennent leur victoire. Ils prennent le contrôle total de «la Dame de l'Euphrate». «Les foules en liesse ont envahi toutes les rues et les places, célébrant la liberté», se souvenir Tarek, «comme si c'était hier». Il se rappelle «l'ivresse des semaines qui ont suivi, quand la population a pris en main la gestion de la localité et organisé les projets les plus idéalistes». Quelques mois après, des hommes armés, encagoulés de noir, ont mis fin au rêve démocratique pour imposer leur jihad totalitaire. «Ils sont venus de l'extérieur faire leur hold-up sur Raqqa», dit Tarek.
Recouverte de noir comme la plupart des bâtiments de la ville ces dernières années, la place de l'Horloge attendait de revêtir une nouvelle couleur. Sa prise par les Forces démocratiques syriennes, étrangères à la ville, ne ressemble pas à la libération tant attendue. Les combattants qui l'ont reprise n'osent pas s'y aventurer. Comme s'ils craignaient encore les fantômes des jihadistes. «Nous ne restons pas sur le rond-point la nuit, de peur d'une attaque-suicide, disait l'un d'entre eux il y a encore quelques jours. On la laisse sous la surveillance des drones et des hélicoptères de la coalition.»