Ce que le chef du gouvernement appelle «le projet Espagne» vit un jour historique, d'une gravité sans précédent depuis la fin du franquisme. Pour la première fois depuis l'avènement de la démocratie, le pouvoir central a décidé la mise sous tutelle d'une région «insoumise et rebelle», en l'occurrence la Catalogne.
Motif invoqué par Mariano Rajoy, au sortir d'un conseil des ministres extraordinaire : l'exécutif sécessionniste de cette région «a violé la constitution» en organisant un référendum interdit (le 1er octobre) et en votant une législation permettant une transition «vers un Etat nouveau». Or, une telle décision – a rappelé le leader conservateur – ne pourrait être prise que «par l'ensemble des Espagnols, non par une partie d'entre eux». Mariano Rajoy a assuré avoir agi «avec prudence», en martelant que les leaders indépendantistes «sont responsables» de cette mesure drastique, et que son gouvernement «ne l'a jamais désirée». Appuyée par les socialistes et les centristes de Ciudadanos, la mise sous tutelle a causé des réactions outrées de la part de Podemos («Un véritable choc, une suspension de la démocratie en Espagne») et surtout des formations séparatistes catalanes («Un coup d'Etat contre la Catalogne»).
La mise sous tutelle annoncée correspond à l’application de l’article 155 de la constitution espagnole, jamais mis en œuvre jusqu’alors. Certains pensaient que le pouvoir central en proposerait une version «décaféinée», mais tel n’a pas été le cas : le chef de l‘exécutif Carles Puigdemont doit être destitué, ainsi que tous les membres de son gouvernement, les ministères régionaux passant sous la férule de Madrid ; le parlement autonome de Barcelone survit, mais se voit mutilé de l’essentiel de ses prérogatives. Le pouvoir central prendra en priorité le contrôle de domaines qu’il juge vitaux : l’agence fiscale catalane, la police autonome (les quelque 17 000 Mossos), les médias publics (en particulier la télévison régionale TV3, clairement pro-Indépendance), et le centre de télécommunications. Si cela se produisait, comme au terme de la guerre civile (1936-1939), la région de Catalogne perdrait le contrôle de toutes ses institutions. L’objectif déclaré du pouvoir central est de «restaurer la légalité et la convivialité» en Catalogne. Et, dans un délai de six mois (fin janvier 2018, selon les socialistes), organiser des législatives régionales anticipées «afin de recouvrer la normalité démocratique». Mais ce scénario pourrait être bouleversé par des réactions de colère dans les milieux sécessionnistes, qui ont annoncé une protestation massive pour cet après-midi de samedi, contre «le diktat de type franquiste de Madrid». Selon la police municipale, 450 000 personnes manifestaient à Barcelone pour réclamer l’indépendance à la fin de la journée.
La réponse de Carles Puigdemont à la dureté des mesures annoncées par Mariano Rajoy était attendue. «Sa responsabilité est historique, commentait dans l'après-midi sur la chaîne Sexta le sous-directeur du journal La Vanguardia Enric Juliana. S’il n’obéit pas à Madrid et déclare l’indépendance, il causera la disparition effective de la Generalitat [le pouvoir exécutif de Catalogne, ndlr].»
Dans sa déclaration samedi soir, Carles Puigdemont n'a pas prononcé le mot indépendance. Il a affirmé que le gouvernement Rajoy se plaçait «hors de l'Etat de droit.» «Je demanderai au parlement qu'il convoque une séance plénière» pour répliquer aux décisions de Madrid. «Les institutions catalanes et le peuple de Catalogne ne pouvons accepter (...) la pire attaque contre les institutions et le peuple de Catalogne depuis les décrets du dictateur militaire Francisco Franco.»
La situation est toutefois réversible, mais à une seule condition : si, d’ici vendredi 27 octobre (le jour où le sénat espagnol prendra officiellement les manettes de la situation en Catalogne), Puigdemont convoque des législatives anticipées, Madrid stoppera immédiatement les effets de l’article 155 ; dans le cas contraire, le pire est à craindre.