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Libération
Récit

Au Kenya, l’opposition met le scrutin sens dessus dessous

Les partisans d’Odinga ont désorganisé l’élection de jeudi, même si le président sortant, Kenyatta, devrait être réélu. Les heurts ont fait trois morts.
Un opposant dans les rues du bidonville de Kibera, à Nairobi jeudi. (Photo Marco Longari. AFP)
publié le 26 octobre 2017 à 20h36

Sous les coups des machettes, les arbres tombent sur la principale route menant au bidonville de Kibera, à Nairobi. Un peu d'essence, une allumette et les pneus entassés sur le sol s'embrasent, faisant fondre le bitume. Il n'est pas 6 heures jeudi matin que la journée d'élection s'annonce très tendue. Les jeunes de Kibera ont décidé de bloquer l'accès à ce fief de l'opposition. L'appel de leur leader à rester chez eux n'aura pas pris, les assesseurs choisis par la commission électorale ne devaient sous aucun prétexte pouvoir assurer la tenue de l'élection. «On ne veut pas les voir ici !» répètent-ils sans cesse, ramassant des pierres qui feront plus tard office de munitions.

Depuis des semaines, la National Super Alliance, coalition de Raila Odinga, affirme sans relâche que la commission est inféodée au pouvoir d’Uhuru Kenyatta, président sortant et candidat à sa propre réélection. En cause notamment : l’équipe dirigeante, que l’opposition souhaitait voir renvoyée suite au verdict de la Cour suprême qui avait annulé la présidentielle d’août et mettait en cause l’organisation même du scrutin, inconstitutionnelle.

Mais quelques grenades lacrymogènes et tirs à blanc plus tard, la police faisait reculer la petite centaine d’hommes rassemblés sur la route et déblayait rapidement la voie à l’aide de tronçonneuses. Retranchés dans une ruelle le long de l’école Olympic, l’un des principaux bureaux de vote du bidonville, les manifestants visaient désormais l’établissement avec leurs frondes improvisées faites de cordes et d’élastiques. Impossible pour les membres de la commission électorale de pénétrer dans le bâtiment, jusqu’à ce qu’une colonne de bus escortée par des policiers lourdement armés ne se fraye un chemin dans les rues qui mènent au quartier où ont lieu les principales manifestations depuis presque trois mois. La peur se lisait sur le visage des techniciens au moment de sortir des véhicules, beaucoup avaient le visage masqué par des foulards.

Tribu

A Kibera, les partisans d'Odinga avaient décidé de ne laisser personne voter. «On en a marre des Kikuyus [une ethnie du Kenya, ndlr] ! Ils ont toujours été au pouvoir dans ce pays, on n'en peut plus de la tribu de Kenyatta !» éructe l'un des protestataires, caché par le mur qui entoure l'école. Trois des quatre présidents élus depuis l'indépendance du pays en 1963 étaient en effet Kikuyus.

Plus à l'ouest, dans la ville de Kisumu, l'un des bastions de l'opposition, au bord du lac Victoria, la journée a commencé de manière similaire : la grande majorité du matériel de vote n'a pas pu être livré, jusqu'à ce que des bus pénitentiaires, seuls véhicules disponibles, n'amènent les urnes dans les bureaux de vote. Une situation intolérable pour Kenyatta, qui sortira sans aucun doute possible vainqueur de ce scrutin sans réelle opposition : «La démocratie, cela veut dire que nous décidons grâce à la majorité du peuple. Nous devons éradiquer les problèmes ethniques, religieux, combattre ces troubles.» Car la crise qui secoue en ce moment le Kenya, en premier lieu politique, est en train de prendre de dangereux aspects tribaux. Les Luos d'Odinga se sentent mis à l'écart d'un pouvoir qui leur glisse entre les doigts depuis toujours, beaucoup répètent les paroles de leur leader, entendues la veille : «Uhuru est un dictateur ! Il remplace les policiers par des miliciens pour nous tuer. S'il organise une élection, c'est uniquement pour faire croire qu'on est dans un pays démocratique, mais, en réalité, il reste au pouvoir par la force.»

«Canons à eau»

Au fil de la journée, les premiers témoignages de violences policières font surface. A Kisumu, un homme est transporté à l’hôpital. Touché par une balle tirée par les forces de l’ordre, il est déjà mort. Plus tard dans l’après-midi, c’est à Nairobi, dans le bidonville de Mathare, que la police sonne la charge. Elle encercle les manifestants et les badeaux dans les petites ruelles où règnent de fortes odeurs de gaz lacrymogènes. De nouveau des balles réelles font un mort, mais la police nie toute implication. L’AFP rapporte par ailleurs une troisième victime, à Homa Bay.

A Kibera, les manifestants devenus émeutiers font tomber un mur pour tenter d'accéder à l'école et voler les urnes afin d'empêcher définitivement le vote. «Ils n'avaient aucune chance. Nous avons des fusils, des grenades et des canons à eau. Comment voulez-vous qu'ils puissent faire quelque chose ?» rit jaune un policier, originaire de l'ouest du pays, comme Odinga.

A la fin de la journée, seule une personne a voté dans le bureau de vote Olympic de Kibera, qui compte pourtant plusieurs milliers d’inscrits. Le boycott est un succès. Face aux violences rencontrées dans l’ouest du pays, le directeur de la commission électorale a d’ores et déjà annoncé que le scrutin était décalé samedi dans quatre comtés bordant le lac Victoria. Mais il est fort probable que presque personne ne fasse le déplacement ce week-end car ces régions sont acquises à l’opposition. Face à la victoire assurée de Kenyatta, il est de plus en plus probable qu’elle saisisse la justice, comme au mois d’aout : Odinga demande qu’un nouveau scrutin soit organisé dans les quatre-vingt-dix jours.