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Libération
Guerre de Bosnie

A Srebrenica, «les corps de mes proches ont presque tous été inhumés incomplets»

Après avoir retrouvé les dépouilles des siens, Ramiz Nukic, rescapé du génocide de juillet 1995, s’est donné pour mission de rechercher les ossements des autres victimes afin de leur rendre leur identité et d’apaiser les familles.
Un charnier découvert nonloin de Srebrenica, en 1996. (Photo Gilles Peress. Magnum)
publié le 21 novembre 2017 à 21h06

ASrebrenica, l'homme est connu comme le «ramasseur d'ossements». Dans cette région encore rurale de la Bosnie, tout le monde sait où trouver Ramiz Nukic. Il faut s'écarter de la nationale menant à Sarajevo, déjà enneigée en novembre, contourner des nuées de chevaux sauvages des bois environnants, attirés par le sel qui a été répandu sur la chaussée, puis emprunter une piste vertigineuse, étroite et boueuse, qui mène sur la colline. C'est dans le bois qui surplombe sa maison isolée - où il vit avec ses fils et leurs familles - que ce survivant du génocide de Srebrenica inspecte sentiers, ravins, ruisseaux à la recherche des victimes de cette tuerie de masse, la pire commise sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale. En juillet 1995, elle a coûté la vie à plus de 8 000 hommes et garçons bosniaques (musulmans). Ratko Mladic, l'ex-chef militaire des Serbes de Bosnie accusé de l'avoir orchestrée, doit être condamné ce mercredi par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) de La Haye (lire ci-contre).

Plus de vingt ans après, sur les 100 000 morts et 30 000 disparus de la guerre de Bosnie (1992-1995), 8 000 personnes sont toujours recherchées à travers tout le pays par leurs familles. Rescapé, Ramiz Nukic a permis de restituer les noms de 250 disparus. Ramiz ne sait pas comment il a pu survivre à cette «marche de la mort» avec d'autres habitants de Srebrenica pour atteindre Tuzla, la ville la plus proche sous contrôle de l'armée bosnienne, à l'époque : «On était bombardés et poursuivis par des soldats serbes. Des amis, des voisins blessés me suppliaient de les tuer. Je n'ai pas pu. J'ai fui à pied, à la nage, comme j'ai pu. Je suis arrivé vers Tuzla pieds nus.»

Fosse commune

Il se souvient comment a commencé sa vie de chercheur d'ossements : «Quand j'ai pu regagner mon foyer en 2002, je me suis mis à rechercher les miens : mon père, mon oncle et mes deux frères. Ils étaient tous restés derrière moi dans le bois quand la ville est tombée.» Finalement, les restes des proches de Ramiz Nukic seront retrouvés dans plusieurs charniers de Zvornik, à une cinquantaine de kilomètres de là. Par la suite, l'homme au visage creusé de rides trop profondes pour ses 56 ans a continué à arpenter les bois à la recherche d'autres disparus. «J'ai été apaisé lorsque j'ai retrouvé les miens. Je veux aider des mères, des sœurs, des pères à retrouver des restes de leurs proches ou à pouvoir compléter des squelettes», explique-t-il en soulevant avec une petite branche, d'un geste expert, les amas de feuilles mortes sur un sentier. Les corps, déplacés souvent d'une fosse commune à l'autre dans une tentative de masquer le crime, sont rarement retrouvés en entier. «Je peux très bien mettre la main sur quelques os là, puis à 100 ou 200 mètres plus loin en retrouver d'autres. Je ne sais jamais s'ils appartiennent à une seule personne ou bien à plusieurs. Les corps de mes proches ont quasiment tous été inhumés incomplets. Mais moins de la moitié de la dépouille de mon père a été retrouvée.» Ramiz Nukic collecte souvent des lambeaux de vêtements, des documents d'identité, des photos…

Dès qu’il découvre des ossements, il passe la main à l’Institut des personnes disparues de Bosnie-Herzégovine, qui se charge de les faire acheminer pour identification à Tuzla, dans les laboratoires de la Commission internationale pour les personnes disparues, un pôle de recherche à la réputation mondiale dans ce domaine. Les profils ADN des restes humains sont ensuite confrontés à des échantillons sanguins fournis par les familles de victimes.

«Peur de représailles»

Un café attend Ramiz dans le petit salon-cuisine après qu'il a laissé ses bottes boueuses à l'entrée. Equipée d'un vieux poêle à bois blanc, c'est la seule pièce chauffée de la maison. «Travailler pour vivre mieux, je voudrais bien, mais où ? Ici, il n'y a pas de boulot», soupire cet ancien ouvrier du bâtiment tout en désignant ses trois petits-enfants qui jouent par terre. Les familles de ses fils vivent sous son toit. «Il faut les nourrir. Eux, ils ne comprennent pas que le réfrigérateur puisse être vide.» La famille parvient à survivre sur cette terre gorgée de squelettes parce qu'elle possède une vache, se nourrit des légumes du jardin, cultive un peu de  framboises que Ramiz Nukic est contraint de revendre «à un prix minable». La moitié de la population de la Bosnie, qui peine à se reconstruire plus de vingt ans après la fin de la guerre, est au chômage. Srebrenica, complètement sinistré, se situe dans l'entité serbe du pays depuis les accords de Dayton, qui ont mis un terme au conflit en divisant le pays sur des bases ethniques, fin 1995. Depuis 2016, la ville est dirigée par un maire ultranationaliste serbe, Mladen Grujicic, qui, se positionnant sur la même ligne que les autorités de la république serbe de Bosnie (Republika Srpska) et de la Serbie, ne reconnaît pas le génocide de Srebrenica. Là-bas, Ratko Mladic est toujours considéré comme un héros. Ramiz Nukic choisit ses mots avec soin : «Moi, je suis un petit. Ma première préoccupation, c'est de survivre, de passer l'hiver. Je ne m'occupe pas de politique. Mais pour nous les victimes, quelle que soit la peine infligée à Ratko Mladic, elle ne sera pas suffisante. Le jugement ne nous rendra pas nos proches.»

Sehida Abdurahmanovic, elle, est toujours à la recherche de son frère, disparu à Srebrenica en juillet 1995. «Je sais que des voisins serbes qui n'ont pas de sang sur les mains savent où est enterré mon frère, mais ils se taisent par peur de représailles. Ils craignent les criminels.» Cette grande femme blonde, la soixantaine, commerçante avant la guerre, fait aujourd'hui partie de l'association des Mères de Srebrenica. Si parfois des témoins lâchent des informations sur l'emplacement des charniers pour soulager leur conscience, d'autres les monnaient. Cette veuve vit désormais dans la jolie maison au toit pointu que son frère a «construite de ses propres mains pierre par pierre», seule, à quelques encablures du Mémorial de Potocari, où sont inhumés les restes des victimes identifiées de Srebrenica. Un millier de personnes sont toujours portées disparues.

«Honteux»

Ce matin du 18 novembre, avec sa sœur revenue vivre à Srebrenica elle aussi, Sehida Abdurahmanovic regarde à la télévision les commémorations du massacre de Vukovar, où 264 personnes réfugiées dans un hôpital ont été abattues par les forces serbes lors de la chute de la ville en 1991. Sehida Abdurahmanovic se prépare à faire le voyage aux Pays-Bas pour assister à la condamnation de Ratko Mladic : «Il n'a jamais montré le moindre regret pendant son procès alors qu'il a fait tuer des enfants, des malades, des vieillards, seule la quantité comptait. Le qualifier de monstre, c'est en dessous de la réalité. Les seize ans de cavale de Mladic, les cinq années d'attente depuis le début du procès, c'est honteux. Nous, les survivants, n'avions qu'une crainte, c'est qu'il meure avant d'avoir été condamné, comme Milosevic.» Sa sœur a du mal à contenir sa peine : «Toutes ces maisons vides, tous ces jardins vides, c'est dur.» A quelques jours du jugement du «boucher des Balkans», la ville martyre bosnienne retient son souffle.