L'obscurité a déjà enveloppé Mostar, en Bosnie-Herzégovine. Il est 17h30, ce mardi 28 novembre. Les cierges éclairent une dizaine de fidèles récitants, dans le froid, des Je vous salue Marie devant une statue de la Vierge à l'enfant. La cathédrale de la troisième ville du pays, divisée entre les Croates et les Bosniaques trop fâchés pour parvenir à organiser un scrutin municipal depuis 2008, est située dans un quartier cossu de Mostar ouest. Une immense croix plantée sur la colline surplombe l'ensemble.
A 18 heures, tendus et les visages fermés, ils sont nombreux à rejoindre pour la messe ces quelques «irréductibles» venus brûler des cierges. Ces fidèles viennent prier pour l'acquittement de six hauts responsables militaires et politiques des Croates de Bosnie pendant la guerre, dont leur leader Jadranko Prlic, jugés en appel par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie de La Haye (Pays-Bas).
Pays divisé
«Nous prierons pour que le verdict soit juste, surtout parce que ce sont les nôtres, des membres de notre peuple qui sont mis en cause», explique Bojko, la soixantaine, qui dénonce, les yeux humides, un «tribunal politique et injuste». Ces prières n'ont pas été exaucées. Mercredi, les juges ont confirmé la condamnation à 25 ans de prison de Jadranko Prlic pour, notamment, crimes contre l'humanité. L'audience a dû être interrompue ensuite car l'un des accusés, Slobodan Praljak, a bu du poison au moment du prononcé de son verdict. Il est mort quelques heures plus tard. De quoi raviver les tensions en Bosnie, une semaine après la condamnation de Ratko Mladic, ancien chef militaire des Serbes de Bosnie, à une peine de prison à perpétuité pour génocide et crimes contre l'humanité par le même tribunal.
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Depuis la fin de la guerre en 1995, le pays est divisé sur des bases ethniques en deux entités : la République serbe de Bosnie et la fédération de Bosnie-et-Herzégovine. Et composé de trois peuples constituants : les Bosniaques musulmans (50% de la population), les Serbes orthodoxes (30%) et les Croates catholiques (15%). Les accords de Dayton qui avaient mis fin au conflit armé (plus de 100 000 morts et deux millions de déplacés), ont entériné, de fait, les résultats du nettoyage ethnique. Les tensions, ravivées par ces jugements, attisent le désir des Croates de Bosnie de créer une troisième entité.
«Vivre avec des musulmans ? Jamais»
Devant la cathédrale de Mostar, des sanglots dans la voix, Sofia estime pour sa part que «si les six responsables croates ont commis des fautes, cela arrive à tout le monde et le Christ, dans ce cas-là, nous invite à la prière pour être pardonnés». Sa vision des combats qui ont opposé Croates et Bosniaques de la ville, pendant la guerre ? «Nous avions donné du pain et des armes aux musulmans. Eux, ils se sont retournés contre nous.»
Interrogée sur une possible réconciliation, une femme blonde et l'air doux, hausse le ton. «Ce n'est pas possible. Les musulmans, pacifiques ou pas, ils ne m'intéressent pas. Vivre avec des musulmans ? Jamais, jamais.» Les yeux révulsés, elle coupe court à l'échange.
Changement d'ambiance dans un petit café enfumé aux murs colorés qui fait partie d'un centre culturel fréquenté par de jeunes lycéens, étudiants ou chômeurs. L'OKC Abrasevic, l'un des rares lieux mixtes de Mostar, est situé sur la ligne de démarcation qui coupe la ville en deux. «Ceux qui comme nous s'opposent au communautarisme à Mostar ne représentent qu'une minorité. Mais on cherche à se mettre en réseau, à se soutenir», explique une jeune fille Bosno-Croate, au visage pâle. «Attristée» par le soutien dont bénéficient les criminels de guerre, elle refuse de donner son nom par peur de représailles et se réjouit de quitter rapidement le pays. Ingénieure de formation mais sans emploi, comme la moitié de la population bosnienne, la trentenaire s'apprête à partir en Allemagne où elle vient de décrocher un poste. Ces divisions ethniques, aggravées, estime-t-elle, par le système scolaire ségrégationniste, ont marqué toute sa vie. «Seulement deux Bosniaques étaient scolarisés au lycée que j'ai fréquenté mais tout le monde les ignorait, à part une copine et moi-même. Les autres nous trouvaient très bizarres.»
«Ethno-fascisme»
Elle dénonce les divisions de la ville en listant les infrastructures en binômes dont est équipée la municipalité : deux universités, deux postes, deux compagnies d’électricité ou de bus, deux entreprises d’entretien de services publics, deux théâtres, deux clubs de foot. Et on pourrait continuer cette énumération encore longtemps.
Pour Amar, un habitant de Mostar d'une quarantaine d'années, le constat est clair. «C'est de l'ethno-fascisme. Les partis nationalistes jouent sur la peur de l'autre pour se maintenir au pouvoir. Ils expliquent aux électeurs de chaque communauté que l'autre veut les dominer.»
Dans ce climat tendu, les habitants de Mostar, dans leur écrasante majorité, se réfugient dans un silence glacial. «Les gens craignent de s'exprimer à haute voix, de heurter l'autre communauté. Même si la ville est divisée, tous sont économiquement liés. Par exemple, moi, je suis Bosniaque et mon patron, lui, est Croate. Et la vie continue après le jugement», explique une jeune vendeuse de la vieille ville. Elle souhaite rester anonyme.