C'est un exploit, dans un Etat profondément conservateur et acquis aux républicains depuis plus d'un quart de siècle. Le candidat démocrate Doug Jones a remporté mardi l'élection sénatoriale en Alabama, décrochant un siège rendu vacant par la nomination de Jeff Sessions comme procureur général des Etats-Unis il y a un peu moins d'un an. Le scrutin a tenu le pays en haleine toute la journée de mardi, l'enjeu dépassant bien largement les limites de ce territoire de cinq millions d'habitants, situé au cœur de la Bible Belt. Il s'agit d'un revers notable pour le président Donald Trump, qui a apporté son soutien au candidat républicain, le juge Roy Moore, malgré les accusations de harcèlement et d'agression sexuelle qui le visent depuis plusieurs semaines. Ce résultat fragilise également la majorité du Grand Old Party au Sénat. Celle-ci ne tient désormais plus qu'à un fil, avec 51 sénateurs républicains contre 49 Démocrates.
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Sur les chaînes de télévision, la soirée électorale s'est longtemps résumée à ces quatre mots : «Too close to call», «Trop serré pour désigner un vainqueur». Mais deux heures environ après la fermeture des bureaux de vote, l'inimaginable s'est concrétisé : Doug Jones est passé en tête, à la faveur du dépouillement des votes dans les comtés urbains. Finalement, le démocrate, que la plupart des sondages plaçaient encore en seconde position hier, l'emporte avec 49,9% des voix, contre 48,4% pour le «juge Moore». Au QG du candidat ultraconservateur, on n'ose y croire. Entre deux sessions de musique country, le monsieur loyal de la soirée s'avance sur scène, martèle que Moore est «toujours en tête», que les scores «montent et descendent», qu'il faut «garder la foi», et «prier», bien évidemment. Sans succès. L'écran géant, branché sur la page d'accueil du New York Times, le site des «fake news» selon les Trumpistes, se pare peu à peu de bleu, la couleur des démocrates. Alors que les résultats sont désormais entérinés, Moore finit par se présenter devant la foule, revendique d'abord un recompte des voix, puis affirme que le résultat est «entre les mains de Dieu», et regrette d'avoir été dépeint au cours de la campagne d'une manière «défavorable» et «déloyale».
La victoire du «respect», la «dignité» et la «décence»
Le matin même, le fou de Dieu, créationniste et anti-IVG, était venu voter à cheval dans son fief de Gallant. La monture, un Tennessee Walker emblématique des Etats du sud, répondait au nom de «Sassy», que l'on peut traduire par «fougueux». Devant le bureau de vote, l'actuel juge en chef de la cour suprême de l'Alabama a d'abord envoyé un message de mépris aux neuf femmes qui l'accusent d'agression sexuelle ou de comportement déplacé alors qu'elles n'étaient que des adolescentes, et lui âgé d'une trentaine d'années : «Je leur suggère de dire la vérité», a-t-il lancé, fidèle à sa ligne de dénégation. Puis, apparemment confiant, Moore a lancé qu'il «arrivait au Sénat». Quelques heures auparavant, il avait reçu un tweet matinal de soutien du président Trump : «Doug Jones est pro-avortement, faible sur la délinquance, l'armée et l'immigration, mauvais pour les armes et les vétérans et le MUR. […] VOTEZ ROY MOORE!»
Insuffisant pour le candidat ultraconservateur, âgé de 70 ans, qui semble notamment s'être aliéné le vote des femmes. Selon un sondage de sortie des urnes, celles-ci auraient désigné son rival Doug Jones à près de 57%, contre 42% seulement pour Moore. Les démocrates sont également parvenus, au cours d'une campagne qui s'est accélérée dans ses derniers jours avec les soutiens de Barack Obama et Joe Biden, à mobiliser l'électorat noir, dont le taux de participation a été bien plus élevé qu'à l'accoutumée. Pour Doug Jones, ancien procureur fédéral de 63 ans, ce résultat consacre le camp de ceux qui ont choisi le «respect», la «dignité» et la «décence». L'homme, connu pour avoir fait condamner des membres du Ku Klux Klan dans l'incendie mortel d'une église fréquentée par les Noirs à Birmingham, en 1963, a remercié, lors de son discours de victoire, les électeurs de l'Alabama : «Vous avez pris le bon chemin.»
«La morale l’emporte»
Donald Trump lui-même a pris acte du succès du démocrate, lui adressant ses «félicitations». Certains responsables républicains ont pris moins de gants, à l'image du sénateur de l'Arizona Jeff Flake, qui a twitté : «La morale l'emporte.» A un an des élections de mi-mandat, ce succès de Doug Jones est en tout cas un coup d'arrêt à la stratégie de Donald Trump d'opposer sans cesse le «pays réel» au «marigot de Washington». Ce résultat représente aussi peut-être la première conséquence électorale du phénomène #MeToo de libération de la parole pour les femmes victimes d'agressions ou de harcèlement sexuel. Les républicains, battus dans un de leurs bastions, vont désormais devoir gouverner avec une majorité réduite à la portion congrue, risquant de renvoyer Trump à une situation d'impuissance.