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Libération
Reportage

Au Niger, les candidats à l’exil dans le piège d’Agadez

Depuis une loi de 2015, le pays frontalier de la Libye tente de contrer les trafiquants. Si certains se sont découragés, d’autres en revanche poursuivent leurs activités, de façon plus discrète.
Des migrants attendent de tenter leur chance vers la Libye, dans un «ghetto» d’Agadez, le 27 octobre. (Photo K. Palitza. DPA. AP)
publié le 17 décembre 2017 à 19h46

Assis sur des bancs en bois, pieds nus posés sur la pellicule de sable qui recouvre le sol, huit détenus attendent l'arrivée du juge au tribunal de grande instance d'Agadez. Lorsqu'il se présente enfin avec deux heures de retard, ses premières paroles vont aux journalistes et aux curieux qui ont un smartphone à la main : «La cour doit rester anonyme. Nous sommes là face à des affaires de grand banditisme. Ces réseaux, extrêmement puissants, pourraient s'en prendre aux représentants de la justice. Quiconque diffusera notre identité en répondra.» Les hommes assis à sa droite sont accusés d'un crime grave : avoir entassé des migrants à l'arrière de pick-up à destination de la Libye, dernière étape avant l'eldorado européen tant fantasmé. Depuis une loi votée en 2015, le Niger punit le trafic de migrants et les passeurs risquent de fortes amendes et des peines de prison.

Imperméable

A Agadez, porte d'entrée du Sahara et cœur du trafic, ces audiences sont hebdomadaires. A l'écart du tribunal, dans l'enceinte d'un camp militaire, 107 pick-up sont stockés en attendant que le tribunal ordonne leur réquisition au profit de l'Etat : ils valent des dizaines de milliers d'euros chacun. «L'objectif, c'est de les toucher au portefeuille pour qu'en sortant de prison, ils ne puissent pas continuer», explique le responsable des lieux. L'effet escompté s'est très vite fait sentir : la gare routière, grouillant autrefois de passeurs à l'affût, n'attire plus les foules. Tout se fait désormais en secret.

Emmitouflé dans un imperméable bleu électrique, capuche vissée sur le front malgré les 30 degrés, Ahmed se pense incognito. Il lui arrive encore de venir racoler un migrant égaré et de le conduire dans son «ghetto», nom donné aux habitations des passeurs, souvent situées à l'écart du centre-ville. «Avant, j'étais là tout le temps, j'avais un ou deux clients par jour. Je convoyais toutes les semaines vers la Libye !» En 2010, pensant y trouver du travail, le Sénégalais entreprend un voyage vers Tripoli. Muammar al-Kadhafi dirige encore le pays. Mais en arrivant à Agadez, il comprend qu'il y gagnera beaucoup plus d'argent. «Il y a quelques années je faisais payer la traversée entre 200 et 300 000 francs CFA [entre 300 et 450 euros, ndlr]. Je devais payer le chauffeur et l'essence mais je gagnais bien ma vie.» Preuve en est lorsqu'il fait visiter sa maison. Un bâtiment entouré par de larges murs en terre, «pour plus de discrétion», simple mais plus grand que les habitations de nombreux Agadéziens. A l'intérieur, quelques pièces vides, meublées de nattes et aux murs recouverts de graffitis tracés au charbon par les migrants de passage. Souvent en français, parfois en anglais, certains messages sont un témoignage, une preuve de survie au début du voyage. D'autres sont des prières lancées au ciel : «Tout ce qui arrive est l'œuvre de dieu», «Je serai le survivant du désert»… L'un des messages, étonnamment épargné par le propriétaire, est plus dramatique : «Agadez : la pire ville au monde». «C'est un Malien qui l'a écrit», explique Boubacar, un Sénégalais qui attend de recevoir de l'argent pour «partir à l'aventure». «Il a essayé plusieurs fois de franchir le Sahara, mais à chaque fois son passeur a été arrêté ou a eu un accident. Pour lui, Agadez, c'est l'enfer, il a perdu des millions de CFA ici. Je n'ai plus de nouvelles depuis sa dernière tentative il y a quelques mois.»

Boubacar aussi a eu un accident dans les dunes. Sa voiture s'est renversée en heurtant une pierre, mais contrairement à d'autres, il n'a pas été blessé. Le chauffeur a disparu sans laisser de traces. Perdu, Boubacar a attendu le passage d'un véhicule de police qui l'a ramené à Agadez. Quand il aura accumulé assez d'argent, Ahmed lui organisera de nouveau la traversée. Un voyage de plus en plus complexe : «Les principales sorties de la ville sont surveillées, s'ils nous voient passer avec un pick-up plein à craquer, ils nous arrêtent.» Seule solution, sortir de nuit par les petites routes, en espérant ne pas se faire prendre.

Mais ce soir, impossible pour lui de faire partir une voiture à cause de l'important dispositif policier déployé sur la piste vers la Libye. A l'horizon, des phares traversent un épais nuage de poussière. Une vingtaine de véhicules arrivent du Nord, encadrés par des militaires : certains débordent de marchandises, d'autres de migrants ayant décidé de quitter l'enfer libyen et de rentrer chez eux. La police les arrête et fouille les cargaisons, tandis que les douanes vérifient l'identité des passagers. «On cherche des armes, explique l'un des officiers. Avec tous les bandits et terroristes qu'il y a dans la région, on ne peut pas prendre de risques. Les passeurs aussi en ont, pour se protéger ou pour faire obéir les migrants.» Après trois jours d'une traversée éprouvante, les hommes recouverts de poussière doivent défaire tous les paquets minutieusement préparés avant de quitter la Libye. La police propose à ceux qui le souhaitent de rejoindre le centre de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) d'Agadez. Ce jour-là, ils sont 200, nourris et logés par l'organisation, à attendre qu'un véhicule soit envoyé vers leur pays pour pouvoir rentrer chez eux. Cantonnée pour l'instant aux retours volontaires, l'OIM doit participer au projet français de centre de sélection prévu dans la ville : Emmanuel Macron a annoncé que les candidats à l'exil pourront y faire les démarches administratives et cesser de prendre des risques inutiles en suivant des passeurs devenus ennemis publics.

Un projet désapprouvé par les autorités locales. Aboubakar Ajoual, premier adjoint au maire de la ville estime que sa création ira à l'encontre de la politique nationale de lutte contre les trafics. «Si vous le mettez ici, il va attirer de nombreux migrants voulant aller en France ! Mais la plupart n'obtiendront pas de papiers, et en réalité, ce centre va faire venir de plus en plus de personnes attirées par l'argent supposé facile des migrations !»

Conteneur

Certains espèrent déjà en tirer profit. Addrahmane Ama Asso, ancien passeur «reconverti depuis la loi de 2015», accueillait lui aussi les migrants en partance pour l'Europe dans son bureau de la gare routière, mais les peines de prison l'ont fait réfléchir. Avec ses anciens collègues il a créé l'Association d'appui aux migrants et refoulés, censée aider les volontaires à rentrer chez eux, Dans les faits, il ne peut que les orienter vers l'OIM mais espère tout de même obtenir des subventions de la part de Paris et Bruxelles pour rémunérer les membres de l'association.

Selon lui, il n'y a plus de passeurs à Agadez : la répression et l'action de son association ont permis d'annihiler le trafic. Pourtant, l'un de ses ex-confrères toujours en activité erre devant le bureau. Pour montrer sa motivation à éradiquer le fléau, il n'hésite pas à lui faire la leçon, mais le recruteur ne semble pas prêt à renoncer. Chez lui, une petite dizaine d'hommes attendent autour d'une théière. Certains vont tenter la traversée pour la première fois, d'autres reviennent de Libye, comme Abu, un Guinéen qui exhibe les trous entre ses dents :«Là-bas, on m'a mis dans un conteneur, très chaud et sans air. Ils appelaient ma famille au téléphone et en même temps ils m'arrachaient des dents avec une tenaille. Ma sœur a payé et après ils m'ont relâché.»Perdu, tiraillé par l'envie de rentrer chez lui, il se refuse malgré tout à abandonner. Sa famille a dépensé trop d'argent. A l'écart, son passeur est contrarié : il ne croit pas aux histoires de ceux qui reviennent de Libye. «Ce sont des inventions des Occidentaux. Ils disent ça pour décourager les migrants, pour qu'ils restent pauvres dans leur pays. Aucun risque pour les migrants en Libye !» Son business a déjà diminué à cause de l'interdiction, alors pas question de laisser fuiter ces histoires.

Son passeur parti, Abu raconte : «C'est ici qu'ils m'ont trouvé, et c'est là que débute le voyage vers l'enfer. Le trafic de migrants, l'esclavage, tout commence là où nous sommes. Si quelqu'un veut lancer une enquête, qu'il commence par les ghettos d'Agadez.» Mais Abu tentera à nouveau le périple. Avec toujours la peur d'être abandonné dans les dunes ou, pire, d'être vendu, mais aussi avec l'espoir d'être l'un de ceux qui ont réussi «l'aventure».