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Libération
Reportage

En Turquie, des «civils terrifiés» dans le fief assiégé du PKK

L’austère province de Hakkari, proche de l’Iran et de l’Irak, a vu le Parti des travailleurs du Kurdistan reprendre sa guérilla. Les forces étatiques traquent des habitants accusés de complicité, comme dans le village isolé d’Altinsu, en partie déserté.
Des soldats turcs à Yuksekova, dans la province d’Hakkari, près de la frontière irakienne, en juin. (Photo Depo Photos. ABACA)
publié le 19 décembre 2017 à 18h06
(mis à jour le 19 décembre 2017 à 22h43)

En Turquie, on ne leur jette guère plus qu’un rapide coup d’œil habitué. Articles lapidaires, aux formules copier-coller, les sehit haberi, ces chroniques nécrologiques annonçant la mort d’un membre des forces de sécurité tué par les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), sont monnaie courante, voire quasi quotidiennes. Lourdement défait dans les combats urbains (entre juillet 2015 et mars 2016) aprèsla fin du cessez-le-feu dans les régions à majorité kurde du sud-est de la Turquie et acculé dans les zones montagneuses, le PKK a dû renouer avec ses méthodes de guérilla plus traditionnelles. Désormais, c’est à coups de raids éclairs et avec des engins explosifs improvisés que l’organisation kurde (classée terroriste par l’UE et les Etats-Unis) mène la lutte.

Depuis l’été, une soixantaine de policiers et de soldats ont ainsi perdu la vie. Inlassablement, Ankara répond à la guérilla par de vastes opérations militaires sur le terrain, soutenues désormais par un vaste arsenal de drones d’attaque ouvrant l’accès aux zones d’ordinaire hors d’atteinte. Rien qu’en novembre, 350 membres du PKK ont été tués en Turquie et dans le nord de l'Irak, où se trouve le QG de l'organisation. Si bon nombre de Turcs des métropoles ne prêtent désormais plus qu’une oreille distraite aux échos sanglants de ce conflit «périphérique» vieux de plus de trente ans, pour les habitants du sud-est du pays, c’est une réalité bien concrète. Hakkari, austère province à la frontière de l’Iran et de l’Irak, où le PKK a toujours trouvé un refuge «idéal» (87 % de la région est montagneuse), vit ainsi dans un état de siège permanent.

Guerre larvée

Depuis des décennies, ses crêtes rocheuses ont vu se multiplier casernes militaires et miradors. Partout sur ses routes, à l'entrée de ses villes, d'impressionnants check-points de la gendarmerie et de la police cadencent le quotidien des habitants. Ces civils kurdes, constamment suspectés par les forces de sécurité d'aider en sous-main la guérilla, sont devenus les victimes de cette guerre larvée. Début août, après la mort d'un policier, une traque est lancée dans le village isolé d'Altinsu (sud-est de la région d'Hakkari, dont la ville principale porte le même nom). «Une centaine d'habitants ont été sortis de chez eux, rassemblés sur la place publique et brutalisés. Des hommes, des femmes, des vieillards, peu importe», relate l'un des villageois, contacté par téléphone - au moment du reportage, l'accès au village était quasiment impossible à cause des check-points. Avec 35 autres personnes, il est ensuite emmené en garde à vue où des actes de torture auraient été commis.

Face à ce que les locaux dénoncent comme une bavure, le gouvernement turc a lancé une vaste enquête et promet des sanctions : «Nous ne laisserons pas ces actes se poursuivre», jurait ainsi le conseiller du Premier ministre turc. Une trentaine de policiers ont depuis été démis de leurs fonctions. Qu'importe, le mal est fait. «Les gens sont terrifiés, certains ont préféré fuir le village et partir s'installer ailleurs», poursuit l'habitant d'Altinsu. Et l'omerta règne : «Certains ont été menacés s'ils parlaient aux journalistes […], d'autres ont subi des pressions pour abandonner les poursuites judiciaires.»

Se cantonnant d'ordinaire à frapper les objectifs sécuritaires, le PKK a multiplié ces derniers mois les attaques contre les civils, frappant notamment les représentants du Parti de la justice et du développement (AKP), formation majoritaire au Parlement, dirigée par le chef de l'Etat turc, Recep Tayyip Erdogan. La voix un peu fébrile, le regard un brin perdu, Salih Kahraman, leader du parti conservateur à Hakkari, relate cette soirée du 27 septembre. «J'étais rentré chez moi vers 19 h 30. Deux heures plus tard, alors que deux de mes enfants s'apprêtaient à prendre ma voiture, le véhicule, garé en bas de chez nous, a explosé. Je n'avais jamais reçu de menace auparavant… Je ne comprends pas», déplore l'homme, qui rappelle que récemment plusieurs de ses collègues n'ont pas eu autant de chance.

Tout aussi inacceptable encore pour cet élu de l'AKP, la vague d'attaques contre les ouvriers travaillant sur des projets d'infrastructures régionales (plus d'une dizaine de morts depuis juillet). «C'est inhumain. Ces gens-là sont souvent originaires de la région, ils sont à son service, ils ne font cela que pour gagner leur pain. Tout ce que veut le PKK, c'est que la province ne se développe pas.»

Dans sa croisade contre la guérilla kurde, l'Etat turc sait qu'une victoire sur le terrain militaire n'est pas suffisante. Ankara veut également déraciner le PKK de son ancrage local. Pour cela, le pouvoir a une cible : le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde), deuxième force d'opposition du pays, accusé par le président Erdogan d'être la «vitrine politique» de la guérilla. Privés de leur immunité parlementaire par un vote de l'Assemblée nationale turque, plusieurs députés du parti prokurde ont été arrêtés en novembre 2016. Neuf sont toujours derrière les barreaux, dont les deux coprésidents du HDP, Figen Yüksekdag et Selahattin Demirtas, qui risquent aujourd'hui respectivement 83 et 142 années de prison.

«Gagner les cœurs»

La branche locale du parti, le DBP n'est pas épargnée : «Nous étions à la tête de six municipalités sur huit dans la région d'Hakkari. Les six maires ont été arrêtés et remplacés par des kayum [administrateurs publics, proches du pouvoir, ndlr]», résume amèrement Metin Besi, chef de fil local du HDP. Le parti de gauche paie ainsi le prix de son incapacité à prendre ses distances avec la guérilla kurde - bien qu'il en condamne les violences - très implantée socialement dans le Sud-Est. «En tant qu'homme politique kurde, je me refuse à désigner le PKK comme une organisation terroriste. Ils se battent pour les droits de la population locale.»

Un positionnement qui condamne le HDP, pourtant ultramajoritaire dans la région (83 % des voix à Hakkari aux élections de novembre 2015, loin devant l'AKP) à l'impuissance. «Nos locaux ont été perquisitionnés, nos ordinateurs confisqués, on ne peut pas organiser de manifestation à cause de l'état d'urgence et, du fait de tous les check-points ici, c'est très compliqué de faire notre travail d'élu sur le terrain.» Et de conclure : «Difficile donc de pouvoir peser politiquement pour un retour à la paix.» Désormais, dans la province d'Hakkari, ce sont les kayum qui font la loi. A travers eux, l'Etat entend «gagner les cœurs», en investissant massivement dans l'une des régions les plus pauvres de Turquie : le salaire moyen annuel s'élève à environ 2 300 euros, quatre fois moins qu'à Istanbul.

L’emploi, enjeu stratégique

«Grâce à un prêt d'une banque d'investissement turque, nous avons lancé dans la ville des projets de construction routière, de canalisations, de récupération des eaux de pluie. Pour un montant total de plus de 11 millions d'euros», se félicite Mehmet Kizilkaya, conseiller spécial du kayum d'Hakkari.

A l'extérieur de la mairie, des dizaines d'ouvriers s'activent jour et nuit à reconstruire l'avenue principale. «Grâce à un financement de la grande municipalité d'Istanbul [AKP, ndlr], précise le fonctionnaire. L'autre bataille de l'Etat ici, c'est l'emploi, notamment chez les jeunes.» Le défi est titanesque : à Hakkari, un habitant sur quatre a entre 15 et 24 ans et le chômage chez les jeunes caracole à près de 80 % (quatre fois plus que dans le reste du pays). «C'est très difficile d'implanter des usines dans la région. Tout ce qu'on peut faire, c'est engager quelqu'un comme fonctionnaire pour que sa famille puisse vivre de son salaire», explique-t-il. Pourtant, l'emploi des jeunes est un enjeu stratégique dans la guerre contre le PKK, confirme Mehmet Kizilkaya : «Développer l'économie locale, c'est endiguer le recrutement de l'organisation.»