Il y a dans le mouvement indépendantiste une détermination qui s’appuie sur cette réflexion : même si la Catalogne a été mise sous tutelle par l’Etat espagnol, même si le rêve de sécession paraît plus éloigné qu’il y a deux mois, même si cela va prendre le temps nécessaire, la République indépendante adviendra. C’est cette persévérance opiniâtre qu’on ressent dans le discours et l’attitude de Pau Ricomà. Bâti comme un pilier de rugby, un collier de barbe blanche soulignant un visage rond et prompt au sourire, il a quelque chose en lui du résistant.
Dans maints endroits de la Catalogne, se dire indépendantiste fait partie du politiquement correct. De la loi du plus grand nombre. Mais pas ici. Assis à côté d'affiches électorales clamant Ganyarem («Nous gagnerons»), non loin d'une discussion passionnée de militants, cet homme énergique de 60 ans témoigne depuis le siège local d'Esquerra Republicana (ERC), la principale formation sécessionniste. Ces modestes locaux se trouvent Carrer Real, à deux pas du port industriel de Tarragone, ville de 130 000 habitants, où ceux que Pau appelle «les espagnolistes» sont majoritaires. Depuis trente ans, le maire est socialiste et Esquerra, dont il est le porte-parole municipal, ne dispose que de quatre élus. «Peu m'importe, affirme-t-il. Je sais tous les obstacles. Mais nous venons de loin. A terme, notre destin ne pourra plus épouser celui de l'Espagne; un jour, il faudra se séparer, j'en suis convaincu.»
La trajectoire de Pau Ricomà, c'est tout une existence marquée par un lent désenchantement envers l'Espagne. «J'avais 18 ans lorsque Franco est mort. Dans les années qui ont suivi, j'ai cru à un possible emboîtement entre ce pays et la Catalogne. Et puis cela s'est dégradé, de façon irrémédiable.» Tour à tour en tant que chef d'agence, délégué syndical, puis membre du conseil d'administration, sa carrière s'est confondue avec la Caixa de Tarragona, une caisse d'épargne qui, sous le coup de la crise économique de 2007 puis de divers rachats, a fini par disparaître. «C'était un catalyseur d'identité. Notamment parce que la banque avait un fonds spécial pour financer des œuvres sociales, culturelles. Aujourd'hui, les gens d'ici sont désemparés, un peu perdus.»
La sécession, seule solution
Aux yeux de Pau Ricomà, l'Espagne est le principal responsable de cette mauvaise gestion. Pour lui, c'est une nation mal faite, mal gérée, rance, sans culture démocratique. Une nation où l'exécutif et le judiciaire sont des pouvoirs non séparés. Une nation encore sous l'influence de l'Eglise et sous la coupe de quelques familles castillanes contrôlant les arcanes du système politico-financier. A la fin des années 90, il commence à militer pour ERC, pour qui la sécession est la seule solution. En 2010, le divorce est consommé : le Tribunal constitutionnel espagnol laisse sans substance le statut d'autonomie de la Catalogne, approuvé par les Parlements de Madrid et de Barcelone. «Pour moi et d'innombrables Catalans, cela a été le point de non-retour. Le Pacte territorial, c'est-à-dire l'accord tacite de coexistence, a été violé à jamais. Depuis, une seule question se pose : comment s'en aller ?»
Il n'est pas de ces séparatistes qu'exalte le port de la Estelada, ce drapeau catalan constellé d'étoiles bleues signifiant l'indépendance. Ce rationaliste agnostique qui adore le flamenco n'aime pas les symboles, ni les rituels. Une éventuelle République de Catalogne serait à ses yeux l'opportunité d'«un Etat sans roi, avec une justice souveraine, une fiscalité juste, des droits sociaux pour tous». Le projet qu'il chérit est, «contrairement à la propagande unioniste», tout sauf ethnique. Sa femme d'origine galicienne est aussi une fervente indépendantiste, tout comme sa fille, professeure de lettres, ou son fils, DJ passionné par les musiques du monde. A l'approche de ce scrutin, il se sent à la fois «empli d'espérance» et «triste». Il se souvient de ce tétraplégique maltraité par des gardes civils le jour du référendum interdit du 1er octobre, de ces grévistes rudoyés par la police espagnole deux jours plus tard.
«Libération immédiate»
Surtout, il trouve inconcevable que le leader de son parti, Oriol Junqueras, se trouve en préventive dans une prison madrilène. «Je le connais bien, c'est un homme bon, ouvert, tolérant. Cela me fait souffrir de le savoir derrière des barreaux.» Pau Ricomà attend désormais le moment clé, le lendemain des élections, avec les résultats en main. «Si nous gagnons, je veux voir si le gouvernement Rajoy va reconnaître sa défaite, décréter la libération immédiate de nos prisonniers politiques, et suspendre la mise sous tutelle de nos institutions. Et puis je veux voir si, oui ou non, il accepte de s'asseoir à la table des négociations.»