Pierre-Alexandre Kopp est avocat au barreau de Paris, professeur agrégé à l’université Paris-I-Sorbonne et spécialiste du trafic de stupéfiants.
La consommation d’héroïne aux Etats-Unis a-t-elle surpassé celle de cocaïne ?
Non, il y a encore entre 2,5 et 4 millions d’utilisateurs réguliers de cocaïne et plusieurs millions d’utilisateurs sporadiques. C’est moitié moins qu’il y a vingt ans mais c’est beaucoup plus que le nombre de consommateurs d’héroïne. On dénombre entre 1,5 à 2,5 millions d’utilisateurs réguliers d’héroïne, qui ne fait pas l’objet d’une consommation sporadique aussi importante que celle de la cocaïne. La consommation de cette dernière représente environ 150 tonnes, celle d’héroïne 35 tonnes de produit pur.
Le développement du trafic au Mexique prouve-t-il que les campagnes d’éradication de la coca, notamment en Colombie, au Pérou et en Bolivie, ont été vaines ?
Près de 50 % des arbustes de coca cultivés chaque année dans les Andes sont détruits. Pourtant, la surface cultivée de coca en Amérique du Sud reste sensiblement la même. Les seuls à souffrir de ces campagnes d’éradication sont les paysans. Lorsque leur récolte s’envole en fumée, ils doivent replanter et attendre. Et là, impossible pour eux de refacturer aux trafiquants ce choc de coûts : les cartels sont des monopsones, un seul acheteur et plein de vendeurs. Donc les cartels imposent de bas niveaux de prix.
Ils maintiennent ces prix d’autant plus facilement que les paysans sont obligés de s’isoler…
Oui, les paysans dont les terres sont cultivées en coca et détruites à coups de défoliants sont contraints de s’isoler loin des voies de communication. Et plus ils s’isolent, moins ils peuvent mettre en concurrence les trafiquants et obtenir de meilleurs prix.
Comment agit cette répression de l’offre sur les prix de la cocaïne ?
Cela n’a rien changé. Les apôtres de la guerre de la drogue tablaient sur le fait que la quantité de drogue allait diminuer, les prix s’envoler et la consommation chuter. Erreur. Pour faire un kilo de cocaïne, il faut 350 kilos de feuilles de coca. Le coût pour les trafiquants : 400 dollars. Une fois transformé, ce kilo vaudra 2 200 dollars en Colombie. Introduit aux Etats-Unis, le prix montera à 14 500. Revendu au semi-grossiste américain, 20 000. Dans la rue, 78 000 dollars, et une fois coupé, le prix du kilo se vendra 120 000 dollars !
On assiste aussi à l’implication croissante des Etats-Unis dans la lutte contre les cartels mexicains…
Pour saisir l’importance prise par le Mexique, il faut remonter aux années 90. Les trafiquants colombiens du cartel de Medellín, de Pablo Escobar, et ceux du cartel de Cali, utilisaient alors la route des Caraïbes pour faire entrer la cocaïne aux Etats-Unis. Mais la surveillance du trafic aérien par les Etats-Unis a condamné cette voie. Ce fut une excellente nouvelle pour ceux qui n’étaient que de modestes contrebandiers mexicains. La cocaïne passe désormais par eux. Or il n’existe qu’une poignée de postes-frontières entre les deux pays, très étroitement surveillés. Les grosses quantités de cocaïne ne peuvent pas être confiées à des petits passeurs, qui devraient affronter la traversée à pied du désert de l’Arizona. Pour exporter leur production vers les Etats-Unis, ils se sont donc alliés avec les cartels mexicains.
En attendant, la Colombie, le Pérou et la Bolivie produisent toujours de la cocaïne…
La Colombie n’a plus la maîtrise de la contrebande. Les autres ne l’ont jamais eu. Pour traverser la frontière américaine depuis le Mexique, il y a moins de sept points de passages. Chacun d’entre eux est devenu un enjeu majeur pour les trafiquants. Dans ce cas, cela suppose de corrompre non pas le simple douanier, mais des responsables de la police, des juges.
Comment ces flux financiers affectent-ils l’économie ?
Par le fait que de plus en plus de personne vivant près de ces postes frontaliers «empochent» l'argent de la corruption. C'est le cas des policiers qui ferment les yeux, d'autres qui éliminent des journalistes [11 tués en 2017, ndlr] ou tout individu jugé gênant. Lorsque de plus en plus de personnes vivent de cette économie du trafic de drogue il y a, à l'échelle locale, un développement macroéconomique. Ce modèle diffère du schéma colombien, où les revenus étaient, dans les années 90, très concentrés autour d'un ou deux cartels. Ils achetaient des fonctionnaires, payaient des sicaires et donnaient un peu d'argent à la population… Mais ils souhaitaient surtout se payer une immunité politique pour ne pas être extradés aux Etats-Unis. Les Mexicains, eux, achètent la pénétration sur le sol américain.
On assimile souvent ces organisations criminelles à des entreprises du commerce légal. Partagez-vous cette analyse ?
Très partiellement. Certains reprennent des analyses qu’on retrouve dans la littérature économique. A savoir qu’un patron doit trouver les bonnes incitations pour aligner les comportements du personnel sur les objectifs de l’organisation criminelle. Par exemple, en sélectionnant des employés qui viennent «du pays», le patron exerce une menace crédible et décourage les tentatives de défection du personnel : il sait où se trouve sa famille.
Il n’y a pas de conseil d’administration façon cartel ?
Non. Celui qui tient certaines fonctions essentielles est, et reste, le patron. Le boss mexicain, c’est la personne qui connaît en Colombie celui qui est en mesure de lui livrer une tonne de drogue par mois. Mais qui connaît aussi celui capable de faire rentrer de la cocaïne en Europe. Quant au blanchiment de l’argent, on a beaucoup fantasmé sur le fait que des financiers de haut vol s’en occuperaient. Certes, Franklin Jurado, économiste colombien formé à Harvard, a été reconnu coupable de blanchiment d’argent en 1996. Mais on ne peut pas en faire une généralité. On utilise encore beaucoup de cash rapatrié des Etats-Unis pour ensuite l’investir localement. Les cartels savent pertinemment que les comptes bancaires peuvent être saisis.