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Libération
Interview

Droits de l’homme : «Le bilan de Macron manque de cohérence»

A l’occasion de la publication du rapport annuel de Human Rights Watch, son directeur exécutif, Kenneth Roth, fait le point sur les combats de l’ONG, qui fête ses 40 ans.
Le secrétaire général de Human Rights Watch, Kenneth Roth, à Paris, en mai 2016. (Photo Rémy Artiges)
publié le 18 janvier 2018 à 18h16

L'Américain Kenneth Roth est le directeur exécutif de l'ONG Human Rights Watch. Il revient pour Libération  sur l'évolution de la lutte pour les droits humains, pour laquelle son association, lancée il y a quarante ans, milite sans relâche. Entretien, à l'occasion du dévoilement de son rapport annuel jeudi, qui s'est déroulé pour la première fois depuis Paris.

«La montée en puissance de populistes autoritaires paraît moins inéluctable qu’elle ne l’était il y a un an», écrivez-vous en introduction de votre rapport. Mais simultanément, des pays démocratiques ont abaissé leur ambition et laissent prospérer un champ anti-droits humains…

Les forces derrière les populistes sont toujours là. Il y a toujours des gens laissés derrière par les bouleversements économiques et les inégalités causées par la mondialisation. Des citoyens effrayés par les migrations dues aux guerres, à la répression, à la pauvreté et au changement climatique. Des hommes et des femmes victimes de la répétition traumatisante d’attaques terroristes. Ces symptômes sont exploités par les démagogues pour alimenter la xénophobie et l’islamophobie. Pour diaboliser les minorités et attaquer les droits humains. Mais la résistance aux populismes augmente et permet de freiner leurs agendas.

Un des exemples les plus édifiants ?

La France, justement. Dans d’autres pays européens - Autriche et Pays-Bas, notamment -, les candidats aux élections générales du centre et du centre droit ont concurrencé les populistes en adoptant bon nombre de leurs positions. Ils espéraient peut-être barrer l’attrait des populistes, mais finalement, ils n’ont fait que renforcer et légitimer leur message. Emmanuel Macron a choisi une approche différente lors de sa campagne présidentielle. Il a défendu les principes démocratiques et repoussé les efforts du FN pour fomenter la haine contre les musulmans et les immigrés.

N’y a-t-il pas un discours à géométrie variable de la France, qui peut parler droits de l’homme avec la Russie ou la Turquie, mais en zapper la nécessité avec la Chine ou l’Arabie Saoudite ? Et institutionnaliser l’état d’urgence ou promouvoir une politique très sévère vis-à-vis des migrants ?

Le bilan est pour le moins contrasté. Et manque de cohérence, en dépit des promesses formulées lors de la campagne. Macron a eu des positions très fortes sur les politiques autoritaires de la Pologne, de la Hongrie ou du Venezuela ; très faibles avec Pékin lors de sa visite d’Etat, sur les responsabilités de Riyad, sur le massacre en cours au Yémen ou la grande régression démocratique en Egypte. La défense des droits de l’homme ne peut être basée sur des doubles standards. Et elle ne peut expliquer l’institutionnalisation dans la loi de l’état d’urgence, même au nom de la lutte contre le terrorisme. Elle ne peut pas non plus tolérer un discours qui revient à décourager les demandeurs d’asile à chercher refuge en France ou qui défend une police pourtant à l’origine de violences inacceptables à Calais.

Quel danger représente Trump et quel impact peut-il avoir ?

C’est un désastre total. Trump a remporté la présidentielle avec cette même campagne de haine contre les immigrants mexicains, les réfugiés musulmans et d’autres minorités raciales et ethniques, et avec un mépris évident pour les femmes. Mais une réponse forte est venue de groupes civiques, de journalistes, d’avocats, de juges, de nombreux citoyens et même d’élus du Parti républicain. A l’arrivée, la résistance a limité les dégâts : il n’a pas imposé son «Muslim Ban», n’a toujours pas pu remettre en cause l’Obamacare, n’a pas pu renvoyer les personnes transgenres de l’armée et même, dans certains cas, expulser des immigrés résidents de longue date.

Une vision un rien idéaliste ?

Non, car il a réactivé une politique cruelle et décriée (lire pages 2-5) d'incarcération massive des délinquants, en assouplissant le contrôle des abus commis par la police ou a réduit le financement mondial pour la santé reproductive des femmes. Il a brisé bien des tabous, sur la xénophobie, le racisme. Or, les tabous existent pour une bonne raison. Une fois brisés, ils sont durs à rétablir. Après, quand il est tellement dans la caricature vulgaire, et parle des «shitholes countries» («trous de merde»), il provoque des réactions qui reviennent à l'isoler.

A l’image du silence des pays occidentaux sur la répression des Oromos en Ethiopie ou la dérive de la «guerre contre la drogue» aux Philippines, les pays développés privilégient-ils la lutte contre le terrorisme à la défense des droits humains ?

Oui, c’est juste. C’est d’ailleurs le cas de Macron, qui est très loquace sur les droits de l’homme mais très silencieux lorsqu’il s’agit des intérêts de la lutte antiterroriste ou des intérêts économiques de la France. Si Paris ne milite pas pour une enquête internationale sur le Yémen, c’est en raison des liens dollarisés qui le lie à l’Arabie Saoudite. La même cécité prévaut avec le Congo-Brazzaville.

Quelle serait la politique la plus équitable et humaine vis-à-vis des migrants ?

Prendre exemple sur le Canada, de loin le pays qui a une réelle tradition d’accueil des migrants, s’accepte comme multiculturel et a vu son Premier ministre accueillir des réfugiés syriens en personne à l’aéroport. Et contrairement à l’Allemagne, il y a un large consensus citoyen pour que cela se passe ainsi. Le Canada, c’est une sorte d’anti-Australie, le pays le plus dur. Un pays qui est allé jusqu’à transférer dans un centre de rétention sur l’île de Manus en Papouasie-Nouvelle-Guinée des centaines de réfugiés et de demandeurs d’asile…

De fait, 2017 aura aussi été marquée par l’activisme sur les droits humains d’Etats de petite et moyenne taille…

Certains ont manifesté une volonté impressionnante de prendre le leadership lorsque les principales puissances restaient silencieuses face aux atrocités de masse commises au Yémen ou tentaient même d’entraver les efforts pour y répondre. L’idée d’une enquête a reçu au mieux un soutien mitigé de la part des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France, tous d’importants fournisseurs d’armes de l’Arabie Saoudite. Aucun ne souhaitait prendre position publiquement. Face à ce silence, les Pays-Bas sont intervenus et ont ouvert la voie, avant d’être rejoints par le Canada, la Belgique, l’Irlande et le Luxembourg. L’Arabie Saoudite a menacé de rompre les liens diplomatiques et économiques avec toute nation soutenant l’enquête. Toutefois, en partie à cause de cette menace, elle a été contrainte d’accepter l’ouverture d’une enquête de l’ONU.

Comment interpréter les attaques dans le monde sur les femmes, notamment sur l’avortement, et, parallèlement, les avancées sur le nombre de pays qui adoptent des lois sur le mariage pour tous ?

Le progrès n’est jamais linéaire. Si vous prenez la lutte LGBT, on n’a jamais eu autant de progrès dans le monde grâce à l’essor de sociétés civiles proactives. En même temps, le mouvement est devenu plus visible. Et plus il l’a été, plus la réaction face à son essor l’est. Et la répression à son égard est souvent utilisée par des dirigeants pour masquer leur propre échec, comme au Nigeria, en Ouganda ou en Tchétchénie. L’homophobie peut donner parfois l’impression de progresser : mais jamais les droits des LGBT n’ont globalement connu autant de succès dans l’histoire.

N’assiste-t-on pas à un essor de «démocratures», de régimes libéraux économiquement et antilibéraux politiquement ?

Il y a eu manifestement des progrès économiques et même parfois sociaux au Rwanda, en Ethiopie, en Turquie ou en Chine. Après, quand on regarde ce qui se passe sous le rideau de ces avancées, cela peut s’avérer dévastateur : exécutions de criminels en prison, intimidation ou emprisonnement d’opposants ou de leaders de droits humains, musellement et arrestations de journalistes ou d’avocats…

HRW va fêter ses 40 ans. Vous avez doublé vos effectifs tous les cinq ans, vous comptez plus de 400 salariés, publiez un rapport tous les trois jours. Vous voulez toujours plus grandir ?

On va multiplier les travaux et les enquêtes sur le business et les droits humains, l’environnement et les droits humains, les droits des minorités (femmes, enfants, migrants, LGBT et même les vieillards dans les maisons de retraite). On vient aussi de lancer un nouveau programme sur l’intelligence artificielle et un autre sur les cautions dans le système judiciaire, qui sont caractérisées par des préjugés sociaux ou racistes. Après, on veut encore grandir : la lutte pour les droits humains n’a pas vraiment de limites.

De plus en plus d’ONG militent pour un traité international contre l’impunité des multinationales. Comment voyez-vous l’évolution de ce combat ?

C'est une bonne chose. Quand on a commencé à travailler sur ces questions, les PDG de grandes firmes nous regardaient en levant les yeux au ciel : «Les droits de l'homme ? De quoi parlez-vous ? Vous vous en occupez, moi, je m'occupe de faire des profits pour mes actionnaires.» Désormais, tous savent bien que la donne a changé, que la sensibilité a évolué et qu'ils peuvent payer très cher des violations ou des abus. Reste à encadrer cela, à travailler sur la déresponsabilisation dont ils font preuve lorsque des drames se produisent, en se défaussant sur des sous-traitants. Comme lors du Rana Plaza au Bangladesh [1 200 morts en 2013 dans une usine, ndlr]. Cela a été une prise de conscience . Reste à voir la transparence et la vigueur de ces efforts.