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Libération
Merci de l'avoir posée

Insecticides : pourquoi le chlordécone agite-t-il (encore) la Martinique ?

Face à la gestion sanitaire de l’Etat de ce produit phytosanitaire, reconnu comme cancérogène et perturbateur endocrinien, l’Agence régionale de santé et les députés exigent que lumière soit faite sur les pesticides.
Seules les bananes échappent à la contamination, si on n’en consomme pas la peau. (Photo AFP)
publié le 30 janvier 2018 à 10h52

Le chlordécone ne vous dit peut-être rien, mais en vous fiant aux dernières syllabes du mot, vous pouvez deviner que quelque chose ne tourne pas rond. Il s’agit d’un insecticide, utilisé pendant plus de vingt ans dans les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe, qui a empoisonné pour des siècles les écosystèmes antillais. Le chlordécone est revenu dans l’actualité à la suite d’un courrier des agents de l’Agence régionale de santé (ARS) Martinique, qui révèle que depuis 2015, ils essaient d’alerter les autorités sur la hausse des taux de chlordécone autorisés dans la viande et la volaille. «Une autorisation de s’empoisonner ?» s’interroge la chaîne publique Martinique 1ère.

A l'Assemblée nationale, la députée du Parti progressiste martiniquais Josette Manin a interpellé le gouvernement sur «la lente agonie» des Antillais causée par le chlordécone. Le 29 janvier, le député du même courant Serge Letchimy a demandé au ministre de l'Agriculture Stéphane Travert – un mois après sa première lettre – la tenue d'une réunion avec tous les parlementaires d'outre-mer pour plus de transparence sur la question de l'insecticide.

Chlordécone, qu’est-ce que c’est ?

Le chlordécone (ou Képone) est destiné à éradiquer le charançon, un coléoptère coriace friand de bananes. Comme la plupart des pesticides organochlorés, il est «difficilement biodégradable et fortement persistant dans l'environnement», comme l'écrit Pierre-Benoit Joly, directeur de recherche à l'INRA, dans son document de 2010 intitulé «la Saga chlordécone aux Antilles françaises». «Trois kilos de chlordécone épandus par hectare et par an ne s'éliminent totalement des sols qu'au bout de sept siècles», détaille l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques dans un rapport de 2009. Celui-ci révèle que 300 tonnes de chlordécone ont été déversées en Martinique et en Guadeloupe pendant vingt ans.

Le produit phytosanitaire a pollué toutes les Antilles. Les plantations de bananes étant situées en amont des terres agricoles, il a contaminé les cultures de patates douces et d'ignames en aval, puis l'eau des rivières et leurs élevages d'écrevisses, les crabes en bord de mer, les bovins, le lait de vache, jusqu'au sang de 90% des femmes enceintes. Seules les bananes échappent à cette contamination, si on n'en consomme pas la peau. En France, les experts se sont longuement penchés sur son cas : il est incontestablement cancérigène chez le rat. Les Martiniquais battent le record du monde du cancer de la prostate et de naissances prématurées.

Selon un rapport de l’Agence nationale de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) du 15 décembre, dont l’AFP a eu copie, jusqu’à 19% des enfants guadeloupéens situés dans les zones contaminées (communes avec plus de 30% des sols contaminés) et près de 7% des enfants martiniquais dans ces zones seraient surexposés à ce cancérogène.

Les interdictions successives

Malgré son interdiction aux Etats-Unis dès 1976, le produit a bénéficié d’une étonnante complaisance dans les Antilles françaises. Les professionnels de la banane obtiennent une première dérogation en 1981, après un ouragan ravageur. Le chlordécone finit par être interdit en 1990 par le gouvernement français. Mais le lobby bananier négocie, auprès du ministère de l’Agriculture, trois ans de sursis. Malgré une interdiction formelle à dater de 1993, un stock de 9,5 tonnes de pesticides a été retrouvé en 2002 dans le hangar d’une bananeraie. Dès 1991, la Commission européenne a affublé le chlordécone d’une tête de mort dans une liste de produits agricoles à réglementer, mais elle a mis douze ans avant de le proscrire formellement.

Que reprochent l’ARS et les députés au gouvernement ?

Le chlordécone est considéré comme cancérogène et perturbateur endocrinien. Et pourtant, une décision de l'Union européenne, validée par le ministère de l'Agriculture, a autorisé le relèvement des limites maximales de résidu de chlordécone. La dose légale a été multipliée par 5 pour la viande (de 20 à 100 microgrammes par kilo) et par 10 pour la volaille (de 20 à 200 microgrammes par kilo). L'ARS a tiré la sonnette d'alarme et a alerté l'ANSES. Cette dernière a, malgré tout, donné son feu vert à l'augmentation des limites maximales de résidus (LMR) de chlordécone. «Ces nouvelles LMR vont à l'encontre de la position prise en 2007-2008, qui était d'appliquer le principe de précaution, de viser l'excellence de la production locale et la réduction de l'exposition», écrit le député Serge Letchimy dans sa missive au ministre de l'Agriculture. Letchimy regrette que la décision ait été prise «sans concertation des élus des outre-mer concernés».

Dans leur lettre à Agnès Buzyn, leur ministre de tutelle, les agents de l'ARS affiliés à la CDTM (Centrale démocratique martiniquaise des travailleurs) remettent fortement en cause la gestion sanitaire et administrative ainsi que la communication autour du dossier chlordécone et dénoncent «des pressions subies par les agents pour limiter l'information du public» et la mise au placard de ceux qui sont chargés du dossier.

Le 26 janvier, la préfecture de Martinique a mis en ligne un web-documentaire qui «retrace la genèse de la pollution» au chlordécone, notamment via des vidéos pédagogiques permettant de comprendre les risques liés à cette molécule.