Dix mille morts entreposés dans 20 m2. Une pièce sombre, basse de plafond et qui sent le remugle, située à l'étage de ce magasin de cercueils. Une pièce comme le quartier des pompes funèbres de Hung Hom, en plein cœur de Hongkong, en regorge. Les cendres funéraires y sont tassées dans des sacs plastique, eux-mêmes emballés dans des bourses de tissu rouge.
Dans la ville où les cimetières sont saturés et où l’immobilier flambe, il est presque aussi difficile et tout aussi coûteux de se loger après sa mort que de son vivant. Cent paquets par boîte, cent boîtes de plastique empilées à même le sol. Un nom, un numéro par bourse et des produits chimiques pour les protéger de l’humidité, le tout pour 15 euros par mois.
«Anarchique». «C'est temporaire, chez nous. Les familles attendent une place dans un cimetière, quarante-six mois en moyenne», assure l'employée de cette entreprise de pompes funèbres. Elle tend l'index vers le plafond : «Dans les quatre étages supérieurs du vieil immeuble, il y a autant de morts, mais là, c'est définitif, c'est tenu par un columbarium privé», sans licence ni l'aval des riverains, chagrinés par ce funeste voisinage.
Au printemps, lors de Ching Ming, la Toussaint chinoise, des milliers de familles descendent ainsi les sacs de cendres sur le trottoir et emplissent les ruelles d'odeurs d'encens et de papiers brûlés à la mémoire des ancêtres. A Hongkong, «il y a de plus en plus de morts et de moins en moins de place pour les mettre. Le marché du funéraire est devenu anarchique» dans ce territoire dense, où pas moins d'un tiers des 7,3 millions d'habitants ont plus de 65 ans, commente le patron du syndicat des entreprises du funéraire, Gilbert Leung.
Longtemps, les Hongkongais ont majoritairement inhumé leurs morts, par tradition. Mais ils ont dû faire le deuil des tombes au vu de la pénurie d'emplacements et opter pour la crémation (93 % des 46 000 décès annuels). Les rares personnes enterrées doivent céder leur place au bout de six ans et être incinérées. Mais les niches funéraires publiques pour les recevoir manquent aussi. Et les Hongkongais, guère enclins à cohabiter avec les morts, refusent de conserver les cendres chez eux. Alors ils se sont rabattus sur les columbariums privés, qui ont fleuri ces dix dernières années. Temples, maisonnettes classieuses, immeubles industriels ou d'habitation reconvertis illégalement… La gamme de prestataires est large. Celle des prix aussi : de 2 000 à 20 000 euros, comme dans le Jardin de la paix tenu par Gilbert Leung, avec sa fontaine, sa statue de bouddha et ses poissons rouges. Certains réclament jusqu'à 300 000 euros pour une niche, assure Eddie Tse, d'Alliance for Concern Over Columbarium Policy, qui milite pour encadrer un commerce débridé et «peu respectueux des familles». Une réglementation votée au printemps 2017 est censée réguler le secteur. Les quelque 120 acteurs privés doivent désormais obtenir une licence pour opérer. Au-delà d'une période de transition, qui court jusqu'au 29 mars, potentiellement un tiers d'entre eux vont devoir fermer, faute de pouvoir se mettre en conformité. Ce qui laisserait jusqu'à 300 000 urnes funéraires sur le carreau. Face à ces morts encombrants, le gouvernement fait la promotion des «sépultures vertes» : dispersion des cendres dans un des onze jardins du souvenir, ou dans la mer pour un «coin de paix» entre deux porte-conteneurs.
Diamants. Betsy Ma, elle, transforme les morts en pierres précieuses via son entreprise, Sage Eternity. Une solution «respectueuse de l'environnement» et «idéale» pour pallier le manque de place, explique celle qui a porté de longs mois les dents de son père décédé dans ses poches avant de «redonner vie» à son corps à travers des bijoux. «Il est toujours là, tout près de moi, dit-elle en caressant boucles d'oreilles et bagues serties de pierres obtenues à partir des cendres de son père et d'un autre ingrédient tenu secret. Les deux premières années, nos seuls clients venaient pour leurs animaux domestiques. Aujourd'hui, 70 % viennent pour leurs proches.»
L'entreprise Algordanza fait, elle, dans le luxe. Pour «ne jamais perdre contact» avec l'être aimé, la société fabrique des diamants de synthèse, en Suisse, à partir du carbone contenu dans les cendres des défunts. Environ 500 grammes sont nécessaires. Pour les enfants, des cheveux de proches peuvent être ajoutés afin d'obtenir le poids de cendres requis. «La demande a augmenté avec la nouvelle législation sur les columbariums. Les mentalités sont en train d'évoluer à Hongkong, et plus largement en Asie, et même en Chine», explique le directeur local de la firme suisse, Scott Fong.
Ses clients apprécient aussi le côté pratique : le diamant éclipse la corvée de cimetière. Plutôt que de devoir brûler de l’encens sur la tombe ou la niche lors de la fête des morts, certains clients sont ainsi partis en voyage, le conjoint au doigt, vers la plage ou la ville que le regretté défunt rêvait de visiter, raconte Scott Fong. Prix de cette mémoire éternelle : de 2 700 à 18 000 euros.