«Viens par ici Shahid, remets ta veste, on y va. Je viens de recevoir un coup de téléphone : on doit inspecter une maison avant que les propriétaires ne rentrent dedans. Ils nous attendent», indique Abdulsalam Mismari avant de monter dans son 4 × 4 déglingué. L'homme est grand, les cheveux bien coupés, il porte une combinaison d'aviateur vert bouteille dont la fermeture Eclair remonte jusqu'au cou. Il a un œil en moins, le droit, crevé par un éclat pendant la guerre. A ses côtés dans la voiture, une orange et un AK47. Plusieurs chargeurs traînent sur la plage arrière. Son talkie-walkie ne cesse de grésiller. Le commandant de l'unité du génie militaire, chargée du déminage, file à vive allure sur les avenues clairsemées de Benghazi. Il sait où il va : le front de mer et le souk Al-Hout, un marché au poisson qui fut le cœur battant de la ville, désormais un quartier désolé, fantomatique et dangereux.
Soudain, il ralentit. On aperçoit au loin des façades éventrées, amas de pierres et de ferraille, des véhicules renversés, grillés jusqu'à l'ossature, des murs noircis par les bombes, des vêtements en lambeaux, des livres, des papiers, quelques jouets, tout petits signes de vies broyées par la guerre. Celle-ci a opposé, entre 2014 et 2017, des milices proches de la mouvance jihadiste et des groupes conduits par le maréchal Khalifa Haftar qui se sont proclamés «armée nationale libyenne» et se sont fait les chantres de la libération du pays. «Ce front de mer, c'est notre ultime victoire contre les islamistes, l'endroit où ils ont définitivement perdu Benghazi», sourit le démineur.
«Ils piègent tout ce qui traîne»
Abdulsalam Mismari retrouve ses hommes. Ils sont quatre pour fouiller la maison. Leur matériel de déminage : des couteaux, des cutters et de petites pinces pour couper les câbles reliés aux explosifs. Des outils dérisoires. «C'est tout ce que nous avons. On sonde avec nos yeux, notre expérience et l'aide de Dieu. C'est une tâche folle, notre travail est une mission suicide», déplore-t-il en remontant une ruelle défoncée. Le groupe, qui comptait 135 démineurs au début de la guerre, n'en recense plus que 13 : «52 ont été tués, 60 ont été blessés et ne peuvent plus faire de terrain», affirme, dépité, le chef d'unité. L'année dernière, les mines et autres engins piégés ont fait plus de 200 morts parmi les civils.
Aujourd’hui, Benghazi est à genoux, près de 40 % des infrastructures et des bâtiments ont été touchés par les combats.
Au bout de la rue, deux jeunes frères attendent les démineurs. Une femme au visage enfoui sous un voile, leur grande sœur, se dissimule chez un voisin dont l'habitation est coupée en deux. «Nous avons dû partir en 2016, au plus fort des combats. C'est la première fois que nous revenons. Mais on n'a pas osé rentrer chez nous», explique Malek, 17 ans, d'une voix timide. Mismari pousse la porte. Il avance prudemment à la lumière de son téléphone portable. Ses hommes lui emboîtent le pas. Le sol est jonché de déchets, fragments de murs, de plafond, d'objets malmenés. Et partout des câbles, le danger pour les démineurs. «Les terroristes sont très inventifs. Ils piègent tout ce qui traîne : une boîte, une télé, un lit, un canapé, un jouet. Ils peuvent même piéger le sol en cachant des explosifs sous une latte en bois, un tapis ou un tas de pierres. Mais à chaque fois, la bombe sera reliée à un détonateur par un fil. C'est ce que nous cherchons», explique le démineur attentif, pendant que Shahid et les autres tirent doucement un morceau de moquette élimée. «Le problème c'est que parfois, ils ont miné un objet déjà miné. C'est-à-dire que sous une première mine, il y a une seconde mine. C'est comme ça que sont morts la plupart de mes collègues», murmure Mismari.
Sac de billes rose
Au premier étage, une cloison a été soufflée par une roquette et une partie du toit s’est effondrée. Sur l’unique meuble encore debout, un vieux téléviseur brisé. Shahid le soulève délicatement pendant qu’un autre regarde derrière et dessous, au cas où il serait piégé. De son côté, Adbulsalam Mismari gratte le sol avec son couteau, précautionneusement. A chaque obstacle, l’homme retient son geste. Et son souffle. S’il a déjà neutralisé plusieurs centaines de mines et d’engins piégés avec son équipe, il sait que sa vie ne tient alors qu’à un fil. Un peu plus loin, on devine une chambre d’enfant avec un lit aux couleurs pastels couvert de poussière, une commode et un placard éventrés. Sur le sol, dans un fouillis innommable, un sac de billes rose, une affiche de Mickey et une peluche brune à laquelle il manque une patte. Le quartier du souk Al-Hout a été le dernier repris aux extrémistes, en novembre 2017.
Deux mois après, comme Malek et les siens, les familles reviennent, au compte-gouttes. Elles repèrent les lieux, appellent les démineurs, récupèrent de la tôle, des briques, des armatures. Tout ce qui pourra servir à rebâtir. Certains ont tiré des câbles électriques pour avoir un peu de lumière le soir. D'autres ont rouvert leur échoppe, y vendant quelques produits. «Il y a encore des centaines d'engins piégés ici. Il est beaucoup trop tôt pour se réinstaller», s'inquiète Abdulsalam Mismari.
«Embargo militaire»
Le chef des démineurs ouvre un grand sac à dos qui contient tout le nécessaire pour des soins d'urgence et dit : «C'est l'aide que nous recevons des Nations unies. Le matériel de déminage est considéré comme du matériel de guerre. Or la Libye est sous embargo militaire. Ainsi, avec nos seuls couteaux et pinces pour venir en aide aux civils, nous mourrons.» Après une demi-heure d'inspection, les démineurs ressortent. Mismari s'entretient avec la famille : «C'est bon, vous pouvez y aller. Restez tout de même prudents. On a vérifié tout ce qu'on pouvait, mais on ne sait jamais.» Malek et les siens hésitent un peu, puis rentrent dans leur maison. Le choc est rude : «Il n'y a plus rien. Tout a été détruit. Il va nous falloir plusieurs mois pour tout remettre en état, boucher les trous, réparer le toit, nettoyer les murs, les repeindre, refaire l'électricité, la plomberie. On va devoir tout racheter, meubles, vêtements, vaisselle. On n'a plus rien», explique le jeune homme. Puis il regarde son frère et le rassure avec douceur : «Tu verras, ce sera aussi bien qu'avant, mieux même.»