Gueule d'ange tout en blondeur, à peine 20 ans, ce jeune Kosovar parle anglais comme il respire. On rencontre Enis Dibrani à quelques jours des célébrations qui auront lieu le 17 février pour les dix ans de l'indépendance du Kosovo, dans une petite salle lumineuse du très sélectif Rochester Institute of Technology, une antenne de l'établissement d'enseignement supérieur new-yorkais du même nom à Pristina, la capitale du pays. Un grand écran plat diffuse de la pop américaine pendant qu'Enis et ses camarades, au look hipster, se penchent sur leur Mac dernier cri.
Cette jeunesse numérisée et polyglotte, qui n’a pas connu la guerre avec les Serbes il y a un peu moins de vingt ans, tente de rester optimiste face aux fléaux qui plombent le Kosovo : un chômage qui touche pas moins de 60 % des jeunes, une société gangrenée par la corruption, le népotisme et l’émigration de masse. Dans ce petit pays balkanique d’un peu moins de 2 millions d’habitants, peuplé à plus de 90 % d’Albanais musulmans, l’horizon de ces jeunes Kosovars peut paraître sombre.
Pour l'heure, Enis Dibrani raconte qu'il a appris l'anglais enfant, en regardant des dessins animés sur des chaînes américaines ou britanniques captées par satellite, puis des films hollywoodiens et des «shows sur la Fox». Comme quasiment toute sa génération. Une jeunesse en force : le Kosovo est le pays le plus jeune d'Europe, où 46 % de la population a moins de 18 ans et 70 % moins de 35 ans.
Pour apprendre et rester connecté, il ne faut pas compter sur l'école publique, plongée dans la misère et aux performances calamiteuses. Et la télévision kosovare, trop fauchée pour diffuser autre chose que des romances turques bon marché ? «Boring» («ennuyeux»), soupire cet étudiant en management et multimédia. Alors, à force de rester scotchée devant HBO, BBC World ou la chaîne allemande ProSieben, à force de dévorer Harry Potter ou le Da Vinci Code en VO, cette jeunesse kosovare curieuse de tout est devenue non seulement parfaitement anglophone, mais aussi, bien souvent, germanophone.
Sinistrose balkanique
En outre, comme Enis, quasiment chaque Kosovar a de la famille en Suisse, en Allemagne ou aux Etats-Unis. Sans compter la présence étrangère dans le pays, encore sous protectorat international depuis le retrait des Serbes de leur ancienne province en 1999, avec d’abord le déploiement des troupes de l’Otan, puis l’arrivée de membres d’une mission civile de l’Union européenne, Eulex Kosovo.
Besmir Osmani, 26 ans, né en Suisse de parents kosovars albanais, a quitté Zurich il y a deux ans pour intégrer le Rochester Institute of Technology. Dans ces locaux impeccables de l’ancienne American University in Kosovo, la future élite du pays émerge. Ici se côtoient ceux qui sont à l’abri du chômage ou de l’émigration, destinés à faire leur chemin chez eux en raflant les meilleurs postes dans le privé ou au sein des institutions kosovares comme internationales. Cette école privée prestigieuse, qui dispense ses cours en anglais, existe depuis une quinzaine d’années et fonctionne exactement selon le système universitaire des Etats-Unis. Entre ces murs, on est loin de la sinistrose balkanique.
Besmir n'a ainsi peur de rien. Et perçoit des opportunités là même où d'autres ne voient que le trou noir de l'Europe : «Le Kosovo est un pays neuf où tout reste à construire, à développer. J'en ai discuté très sérieusement avec des entrepreneurs suisses qui seraient, figurez-vous, prêts à investir ici. Je leur ai dit que le coût de production à Pristina serait encore moins cher qu'en République tchèque ou en Pologne !» Son espoir ? «Faire du Kosovo le pays le plus riche des Balkans.»
Clubs enfumés
Malgré le contexte local mortifère, Enis, Besmir et tant d'autres jeunes Kosovars tâchent d'avancer en cultivant une certaine forme d'insouciance. Alors que s'organisent les célébrations de la décennie d'indépendance, ils piaffent d'impatience : un concert de Rita Ora, célèbre chanteuse d'origine kosovare élevée au Royaume-Uni, est annoncé. La grisaille des rues à l'architecture soviétique de Pristina apparaît même dans l'un de ses clips tourné en 2012, Shine Ya Light. Ses morceaux passent en boucle dans les nombreux clubs enfumés de la capitale kosovare. Si la ville compte un peu moins de 200 000 habitants, sa vie nocturne, plus dynamique que dans le reste de la région, attire des visiteurs de la Macédoine, dotée d'une forte communauté albanaise, et de l'Albanie voisine.
Ces jeunes qui se pressent au Zone Club ou au Klubi M gardent la pêche malgré leur sentiment d’enfermement et l’immense isolement du Kosovo. Et il en faut, de l’optimisme, pour ne pas se laisser abattre quand, à 25 ans, alors qu’on rêve de se promener à Venise, Paris ou Barcelone, on ne peut se rendre que dans cinq pays, dont la Serbie et l’Albanie, sans avoir à demander de visa.
«Je ne pars en vacances qu'à la campagne autour de Pristina et en Albanie. Je ne peux plus me coltiner des mois de démarches, de frais, d'attente, de réservations potentiellement inutiles d'hôtels en attendant de décrocher - ou peut-être pas car on ne sait jamais en avance - un visa de trois ou quatre jours pour aller dans un pays européen», raconte Agron Hashani, la trentaine, costume-cravate impeccable. Il déjeune sur la terrasse couverte d'un café près du bureau local de la banque autrichienne pour laquelle il travaille. Le soleil hivernal ne déride pas le jeune cadre alors que de mauvais souvenirs remontent. Quand il a dû partir en formation à Vienne au siège de l'entreprise qui l'emploie, le parcours du combattant pour obtenir le précieux sésame a duré deux mois. Une humiliation, estime-t-il : «C'est honteux que l'Europe nous rejette. Nous n'appartenons pas à l'Afrique ou à l'Océanie, nous sommes européens. Je ne veux pas que mon bébé de 10 mois grandisse dans un ghetto.»
L'Union européenne, que le Kosovo aspire à rejoindre, conditionne désormais la libéralisation des visas à la signature d'un accord avec le Monténégro voisin visant à régler un obscur conflit frontalier. Nerimane Kamberi, professeure de littérature et de civilisation française à l'université de Pristina, est désabusée. «Des conditions pour la libéralisation des visas, le Kosovo en a déjà rempli. Si cet accord est signé, Bruxelles trouvera d'autres exigences à formuler.» Sa salle de cours donne sur la cathédrale Mère-Teresa, un bel édifice blanc, le plus grand de ce type dans les Balkans. En ce début d'après-midi, l'enseignante, qui distribue un sujet d'examen à une dizaine d'étudiants en français, raconte qu'elle sent le découragement monter. Issus de classes sociales moins favorisées que ceux qui fréquentent la prestigieuse antenne du Rochester Institute of Technology, où les frais d'inscription annuels s'élèvent à 6 300 euros, ses étudiants, qui se sont lancés dans le supérieur au prix d'immenses sacrifices, ne cachent pas que leurs angoisses prennent le pas sur tout le reste.
«Boulots pénibles»
C'est le cas de Vlora. Chaque jour, cette étudiante se rend à l'université le matin et travaille dans un supermarché l'après-midi. Comme ses quatre frères et sœurs, y compris la plus jeune, encore au lycée. Leurs parents sont au chômage. «Même s'ils travaillaient tous les deux, ils rapporteraient 400 euros maximum à la maison. Ce qui ne suffit même pas pour payer les factures, encore moins pour nourrir sept personnes.» La famille a été expulsée de Suisse quand la jeune femme avait 12 ans. La crainte de Vlora : «Faire des études pour rien. J'ai peur de ne pas trouver de travail plus tard. Ou d'être obligée de faire des petits boulots pénibles et mal payés.»
Mirjeta, 23 ans, ne se laisse pas démonter. La jeune femme habitait en Savoie avant de se faire expulser avec son mari et son bébé. Mais les conséquences de ce retour au Kosovo ne sont pas aussi catastrophiques qu'elle le redoutait. «Ici, je fais des études supérieures pour devenir professeure. En France, qu'est-ce que j'aurais bien pu faire, à part des ménages ? Les bons jobs sont réservés aux Français.»