Viser le centre de la boule blanche, fléchir les genoux pendant le lancer, jouer du poignet, enchaîner R1+L et R2+L sur la manette. Des gestes basiques. Qui n'a jamais joué au billard, aux fléchettes, au tennis de table ou à Pro Evolution Soccer sur une console de jeux ? Les Tripolitains. Ou alors au prix de grandes difficultés, tant les divertissements manquent dans la capitale libyenne. Mais avec Serraj Alrabli et son City Club, les habitants peuvent pour la première fois s'adonner à ces activités dans un lieu convivial, au cœur de la capitale.
Disette. Sur deux étages, l'entrepreneur de 30 ans a installé dix tables de billard, cinq cibles de fléchettes, deux tables de ping-pong et cinq consoles PS4. Une révolution dans une ville où la dégustation de nouss-nouss (moitié café, moitié lait fouetté) à la terrasse d'un café reste l'alpha et l'oméga de la distraction. C'est d'ailleurs autour du breuvage local qu'est née l'idée du City Club. «Je suis un gars normal, mes amis aussi. On aime se détendre. Se retrouver dans les cafés, c'est bien, mais on voulait un autre endroit plus sympa», se remémore Serraj Alrabli. Cet ingénieur de formation était persuadé que son City Club avait un potentiel commercial, mais pas à ce point.
A 54 ans, Khaled, pilier de café de Fashloum, le quartier populaire où est implanté l'établissement, est devenu accro. «Je viens depuis l'ouverture [le 6 septembre]. Il n'y avait aucun lieu de vie ici. Je peux même venir avec mes fils, c'est mieux que de les savoir dans la rue.» Khaled est un as de l'effet rétro au billard, technique apprise dans ses années de jeunesse où Tripoli proposait encore des cinémas et des divertissements. Le père de famille est fier de montrer ses talents, jusque-là cachés, à ses adolescents… qui semblent préférer regarder les matchs retransmis sur les écrans plats accrochés aux murs.
Deux cousins, Imad et Hamza, s'impatientent devant l'écran. Ils sont les prochains à prendre le contrôle de la console et sont pressés de montrer leurs techniques. «Nous avons le jeu chez nous. mais nous sommes là pour l'ambiance, regarder les autres jouer, montrer qu'on est forts», explique Imad. Vivant à une dizaine de kilomètres du City Club, les cousins veulent profiter un maximum car ils ne pourront pas venir tous les jours du fait de la distance, mais aussi de la cherté : 10 dinars de l'heure (6 euros au cours officiel, 1,35 euro au marché noir). Une bagatelle en temps normal, une fortune en cette période de disette monétaire où les billets de banque se font rares. D'ailleurs, samedi, jour anniversaire de la révolution, les tarifs étaient fixés à moitié prix.
Poussette. Malgré le coût, le succès populaire persiste au point que des concours de fléchettes et de tennis de table sont même organisés. Ce succès donne légèrement le tournis à Serraj : «Vous ne publiez pas en arabe dans la région ? Je ne veux pas qu'on pense que je suis riche», s'inquiète le jeune chef d'entreprise. Un enlèvement crapuleux n'est pas à exclure, même si la sécurité à Tripoli s'est améliorée depuis le départ de nombreuses milices, il y a un an.
Le fragile gouvernement d’union nationale, soutenu par l’ONU, s’est installé dans la capitale, mais reste cantonné dans la base navale d’Abou Sitta. Il est toujours contesté par le maréchal Khalifa Haftar, qui a pris le contrôle de quasiment tout l’Est libyen. Le gouvernement d’union nationale ne dispose d’aucune force armée à sa disposition, et dépend donc des brigades qui ont accepté de lui prêter main-forte. Régulièrement, des combats à l’arme lourde éclatent entre ces milices et leurs rivales venues des villes voisines.
Pour le City Club, un autre risque guette, d'ordre moral celui-là. Serraj Alrabli, qui aimerait ouvrir d'autres sites à Tripoli, a essuyé deux refus de propriétaires quand ils ont appris le type de commerce qu'il voulait installer. La peur de voir des salafistes attiser la haine de leur voisinage contre ce «lieu de perdition», ou d'attirer des jeunes drogués. Rien de tout ça pour le moment. Serraj Alrabli passe surtout son temps à expliquer aux plus jeunes enfants comment écraser des passants dans le jeu vidéo Grand Theft Auto ou à désigner l'espace fumeur aux clients, interloqués que l'on puisse restreindre ainsi leur liberté de se cramer les poumons.
Le vendredi, jour de prière, est réservé aux étrangers, ce qui, à Tripoli, veut dire essentiellement des Philippins travaillant comme infirmiers. «Je trouve ça sympa. C'est la première fois que je vois un endroit comme ça depuis 2011», se félicite un père de famille asiatique qui joue au ping-pong avec sa femme, leur bébé installé non loin dans une poussette. Il tient à préciser cependant que sous Kadhafi, il y avait des tournois de tennis organisés, ce qui était mieux… Pas de cours de tennis en prévision au City Club mais le patron espère bientôt proposer du air hockey et du snooker. «Pour l'instant, on a réussi à trouver tous les équipements à Tripoli. Mais s'il faut importer, ça sera très difficile et très cher», regrette par avance Serraj Alrabli.