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Libération
L'année 68

Rome : la «bataille» de mars

L'année 1968dossier
Le soulèvement des étudiants face aux forces de l’ordre, le 1er mars 1968 dans la capitale italienne, constitue l’élément déclencheur d’un vaste mouvement de contestation.
A Valle Giulia, à Rome, le 1er mars 1968. ( Photo Vergari. AGF. Leemage)
publié le 2 mars 2018 à 17h06

Ce jour-là, une porte s'est ouverte. Elle mettra plus de dix années à se refermer. Il est un peu plus de 10 heures du matin ce 1er mars 1968 à Rome. Alberto Olivetti va connaître «un moment d'incertitude» où tout bascule. Etudiant en philosophie, il est dans le cortège de tête d'une manifestation étudiante et lycéenne. Partis de la place d'Espagne, ils sont près de 3 000 à avoir parcouru les 2 kilomètres jusqu'aux marches de la faculté d'architecture, dans le Rome vert et vallonné de la Villa Borghèse. «Nous voulions nous rassembler et nous souhaitions le faire au siège de la faculté, qui était bouclée et encerclée par la police, se souvient Alberto Olivetti. Nous sommes allés la libérer.»

Les étudiants sont maintenant au pied des marches, Via Antonio-Gramsci. En haut, les celerini, les CRS transalpins, les attendent. Arrive le «moment d'incertitude». De tension immobile, de silence précaire entre deux blocs qui se font face. Quelques poignées de secondes. Puis les premiers œufs commencent à voler, les invectives et les insultes sont proférées à l'encontre des celerini. «Nous n'étions pas préparés, pas armés, reprend Olivetti. Je sentais la pression des manifestants dans mon dos. Devant moi, les policiers en uniforme nous scrutaient. Puis ils ont chargé. Nous, d'une manière spontanée, nous avons avancé et répondu tant bien que mal.»

Sang versé

L'un de ses camarades, Paolo Pietrangeli, est aussi dans le cortège. «Pour la première fois, les étudiants répondaient et ne décampaient pas. Pourtant, nous en avons pris des coups», raconte aujourd'hui cet auteur-compositeur et réalisateur romain. Le soir même, il écrit une chanson dont le refrain deviendra un cri de ralliement des mouvements de contestation : Non siam scappati più («cette fois, on ne s'est pas enfuis»).

«Pendant plusieurs heures, nous nous sommes tous trouvés dans une dynamique de type militaire, avec des avancées et des replis de chaque camp dans toute cette zone de parcs, de bosquets et de petites collines, explique Alberto Olivetti, alors encarté au Parti communiste italien (PCI) et secrétaire du conseil étudiant de l'université. C'était de petits épisodes de guérilla urbaine.» Avec les moyens du bord. Les étudiants répondent avec des pierres, des briques, aux grenades lacrymogènes. Ils désossent des bancs, cassent des branches pour répliquer aux coups de matraques des celerini. Les coups pleuvent, une dizaine de jeeps policières sont incendiées, les sirènes envahissent Rome.

Des policiers et des carabiniers arrivent en renfort avec des autopompes. Le champ de «bataille» est arrosé d'eau et d'une épaisse mousse blanche anti-incendie. «Les affrontements étaient sérieux et durs, ils auraient pu être mortels», se remémore Alberto Olivetti. Il n'y aura que du sang versé et des blessés en quantité : 158 du côté policier, plusieurs centaines chez les étudiants. «Certains ont préféré ne pas aller à l'hôpital de peur d'être identifiés et rattrapés par les forces de l'ordre. Car des jeunes ont fini dans les casernes et les bureaux de la police, frappés et interrogés», raconte l'ex-étudiant en philosophie Paolo Pietrangeli. Lui quitte Valle Giulia, sa fiancée sur les épaules : elle s'est cassé la cheville. Deux cent vingt-huit personnes sont placées en garde à vue, quatre arrêtées.

Les journaux du soir titrent sur la «bataille de Valle Giulia». L'après-midi même, à la Chambre des députés, le ministre de l'Intérieur, Paolo Emilio Taviani, bombe le torse. Et n'hésite pas à évoquer le souvenir de l'Italie fasciste : «Moi aussi, je sais que les problèmes de l'université ne se règlent pas avec la police. Mais je dois dire que tant que je serai à ce poste, les forces de l'ordre ne donneront en aucune manière cette impression de vide du pouvoir qu'elles donnèrent en 1922 et qui fut parmi les causes menant au fascisme.» Avec autant de nuance, le lendemain, le quotidien Paese Sera, proche du PCI, convoque dans ses colonnes la résistance contre l'occupation nazie.

«La "bataille" de Valle Giulia fut célébrée comme la victoire militaire des étudiants qui, pour la première fois, réagirent aux charges de la police», analyse la professeure de sciences politiques Donatella della Porta, qui a notamment mené des recherches sur l'escalade de la violence en Italie (1).

Valle Giulia est un tournant. Le 1er mars 1968, un certain tabou sur la violence et la résistance tombe. «Cette journée de furie, d'ire et de sang», comme l'écrit le magazine L'Espresso, ouvre la voie à une contestation de masse plus dure. «Les composantes les plus violentes ont trouvé dans ces affrontements une légitimation pour un mouvement plus intense», analyse aujourd'hui Alberto Olivetti, devenu professeur d'esthétique à l'université de Sienne. «Après le 1er mars 1968, la contestation s'est généralisée et les étudiants ont entamé des rapprochements avec les syndicats, le monde ouvrier qui durant l'autunno caldo, ["l'automne chaud"] de 1969, organise des grèves de masse», complète Paolo Pietrangeli. Dans leur ouvrage choral sur le «mai rampant» italien entre 1968 et 1977, Nanni Balestrini et Primo Moroni (2) parlent d'une «vague d'enthousiasme et de luttes dans toutes les universités italiennes».

 Les «trois M» : mestiere, moglie et macchina

Valle Giulia est aussi le fruit d'une longue incubation. Depuis 1966, les agitations étudiantes étaient nombreuses. Cette année-là, le 27 avril, Paolo Rossi, un jeune Romain, trouve la mort après un échange de coups avec des militants d'extrême droite. La violence prend place dans l'espace étudiant. «Il y avait un grand ras-le-bol, l'impression d'être en cage et cette envie irrépressible de tout changer», ajoute Paolo Pietrangeli, qui chantait alors «non à l'école des patrons ! Le gouvernement dehors, démission ! […] Il n'y aura pas de condition, non !» C'est l'époque où un autre auteur-compositeur, Francesco Guccini, écrit Dieu est mort pour railler une société hypocrite et bigote, faite de respectabilité, et pour appeler à un «monde nouveau». Les jeunes hommes rejettent le modèle des «trois M» (mestiere, moglie e macchina ; «femme, métier et voiture») défendu par leurs parents. L'université est au cœur de cette crise de civilisation. Victime de la massification, elle est devenue une institution inadaptée à l'Italie du boom économique de l'après-guerre. Entre 1961 et 1968, la population étudiante a augmenté de 117 %, rappelle l'essayiste Michele Brambilla dans Dieci Anni di illusioni. Cette population étudiante est en butte aux projets du ministre Luigi Gui, qui veut adapter l'université au monde de l'entreprise. «Le mouvement étudiant met peu à peu au point un usage et une socialisation du savoir qui s'affranchissent des fonctions assignées à l'institution scolaire par les élites néocapitalistes : la recherche d'un savoir contre le pouvoir du capital», rappellent Nanni Balestrini et Primo Moroni dans la Horde d'or (2). Les universités de Trente, Turin et Pise sont des foyers de contestation et des centres de production théorique. La contestation gagne même la prestigieuse Cattolica de Milan : considérée comme l'une des institutions universitaires les plus réputées du pays, elle est occupée à la fin 1967.

Ce monde étudiant est «contre l'université», comme l'écrit le leader étudiant turinois Guido Viale dans la revue intellectuelle Quaderni Piacentini. Il fustige le fonctionnement d'«instrument de manipulation idéologique et politique visant à instiller chez les étudiants un esprit de subordination par rapport au pouvoir». D'autres prônent un «renversement de l'Etat» et la «formation d'un mouvement révolutionnaire des classes subalternes». Le débat est en train de déborder de l'université. De se radicaliser. Le sessantotto italien commence. Il va s'éterniser jusqu'à la folle dérive terroriste des Brigades rouges à la fin des années 70.

(1) Les Années 68 : le temps de la contestation, Complexe, 2008.
(2) La Horde d'or, Italie 1968-1977, Eclat, 2017.