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Amérique latine : l’homme qui murmurait à l’oreille des gauchos

Che Guevara, Salvador Allende… Ricardo Napuri a conseillé de nombreux leaders socialistes, fort de son éducation politique dans les cercles marxistes. Rencontre à Buenos Aires.
Ricardo Napuri à Buenos Aires en novembre 2011. Il est aujourd'hui âgé de 93 ans. (Photo Pablo Ernesto Piovano)
par Léo RUIZ, Envoyé spécial à Buenos Aires
publié le 5 mars 2018 à 20h06

Il ne sait par où débuter son long récit. Son enfance façon Germinal au Pérou, où il est né en 1924, dans les champs de coton de Barranca puis dans la mine de Janchiscocha ? Ses années heureuses dans l'aviation militaire, à survoler le Pacifique et l'Amazonie ? Ou sa «conscientisation politique», fruit de sa rencontre fortuite avec la prestigieuse famille Frondizi, à Buenos Aires ? La capitale argentine, Ricardo Napuri, yeux plissés, sourire espiègle et moustache blanche, y vit encore, au crépuscule de sa vie. C'est Tita, sa compagne, qui ouvre la porte de leur petit appartement obscur du quartier d'Almagro. Quelques mois plus tôt, lors d'une réunion à la Bibliothèque nationale, Napuri rendait d'ailleurs hommage à Silvio Frondizi, son mentor, référence intellectuelle des marxistes en Argentine, assassiné en 1974 par la Triple A (Alliance anticommuniste argentine). La semaine suivante, il donnera une autre conférence sur le militantisme révolutionnaire, à Rosario cette fois-ci. «Cela me fait voyager encore un peu, glisse-t-il. A mon âge [93 ans, ndlr], j'ai dû raccourcir les distances : il y a quelques années, c'est Hugo Chávez qui m'invitait à son émission Aló Presidente

«Torture à la bougie»

«Ami» de tous les derniers grands leaders de la gauche latino-américaine, Napuri est un témoin privilégié de l'histoire politique du siècle passé. Une mémoire vive en partie ignorée, car inconnue du grand public. Son parcours de combattant, raconté dans son livre Penser l'Amérique latine, chroniques autobiographiques d'un militant révolutionnaire (1), l'a vu traverser les frontières au gré des coups d'Etat militaires, enchaîner les séjours en prison - «où la torture à la bougie et les relations sexuelles imposées étaient courantes» - et les exils en Europe, en France, principalement, où Pierre Lambert l'a accueilli au sein de l'Organisation communiste internationaliste (OCI). Sans jamais perdre de vue la mission que lui avait confiée le révolutionnaire Che Guevara à La Havane : «Incendier les pays de la région et mener la lutte contre l'impérialisme nord-américain et ses agents locaux.» A commencer par chez lui, au Pérou, où rien ne semblait lui promettre un tel destin.

Né d'un père paysan tombé dans l'extrême pauvreté et d'une mère juive reniée par les siens pour s'être mariée à un catholique, Napuri grandit chez sa tante et sa grand-mère, «où il n'y avait pas de livres, pas d'éducation et pas toujours à manger». Après une série de migrations forcées, de travaux dans les mines et les champs, le jeune homme entrevoit une porte de sortie à cette vie de misère. «J'avais un cousin sous-lieutenant dans l'aviation. Lors d'une réunion familiale, il m'informe qu'il y a un appel à candidats pour une formation express de pilote, afin de rejoindre les Etats-Unis et partir en guerre au Japon. J'y suis allé et j'ai été sélectionné.»

Les 6 et 9 août 1945, quand les villes de Hiroshima et de Nagasaki sont bombardées, Napuri a 20 ans. «C'est terrible à dire, mais les bombes nucléaires m'ont sauvé. La guerre s'est terminée et nous sommes restés au Pérou. Tout allait bien pour moi, jusqu'à ce 3 octobre 1948», le jour choisi par des militants dissidents de l'Alliance populaire révolutionnaire américaine (Apra), le parti alors au pouvoir, pour manifester dans le port de Callao. Depuis son avion, Ricardo Napuri reçoit un ordre : tirer sur la foule. «J'ai refusé. Je n'étais pas entré dans l'aviation militaire pour tuer des civils. En Amérique latine, région formée de pays capitalistes en retard, l'armée est surtout un parti politique réactionnaire.»

Déchu de ses fonctions, le «traître» est conduit à la frontière bolivienne. Sa première déportation. Il trouve ensuite refuge à Buenos Aires, où sa mère et sa sœur ont fui vingt ans plus tôt, et tape dans l'œil de Silvio Frondizi, frère du député et futur président Arturo Frondizi. «Silvio venait de fonder Praxis, son mouvement marxiste. Il m'a demandé de lui raconter mon histoire, puis m'a dit : "Maurice Thorez, dans son livre Fils du peuple, est bien loin d'avoir vécu tout ça." Je ne savais pas qui était Thorez. J'étais un analphabète politique, tombé par hasard dans la famille la plus importante d'Argentine, qui est rapidement devenue la mienne.»

Nommé responsable des relations internationales à Praxis, Napuri rattrape son retard intellectuel. «Mes lectures et ma formation sont venues enrichir et compléter mes expériences humaines et sociales. Elles leur donnaient un sens politique.» Pour l'organisation, il fait son marché auprès des étudiants étrangers dans les facs argentines, puis voyage pour rencontrer d'autres dirigeants latino-américains. C'est ainsi qu'il se retrouve à Cuba en 1959, sitôt le pays pris par Fidel Castro et Che Guevara. «La révolution cubaine, aucune force latino-américaine de gauche ne l'avait imaginée. Fidel et Ernesto n'étaient ni marxistes, ni socialistes, ni communistes. Ils n'avaient pas de projet national et continental clairement défini. Je me suis donc dit qu'il fallait assembler le projet de Praxis avec la révolution cubaine, et j'ai convaincu le Che de recevoir Silvio, pour qu'il donne du corps politique et théorique à la révolution.»

La rencontre a lieu, le mariage, non. Castro se tourne vers l'URSS, Guevara et Napuri enchaînent les entrevues, puis partent «poursuivre la révolution» chacun de son côté. Au Congo puis en Bolivie pour le premier, au Pérou pour le second, qui prend la tête du Mouvement de gauche révolutionnaire (MIR), nouveau nom des dissidents de l'Apra qu'il avait refusé de bombarder quinze ans plus tôt.

Offres alléchantes

Catalogué «subversif» et surnommé «commandant Marcos» par la police et les médias, Napuri entre dans l'ère de la clandestinité. Refoulé dans les aéroports du monde occidental (Irlande, Canada, Italie), il se rend dans le bureau de Salvador Allende, un vieil ami de l'époque Praxis, à Santiago du Chili. «Je voulais qu'il m'aide pour la Bolivie, pays voisin menacé par un coup d'Etat militaire, et lui recommander de s'armer face aux incursions des Etats-Unis. Je lui ai dit que s'il était renversé, une période noire attendait l'Amérique du Sud, où les dictatures contre-révolutionnaires faisaient déjà la loi au Brésil, en Uruguay et au Paraguay, en attendant l'Argentine.» Mais le président chilien refuse de coopérer. «Il m'a coupé, m'expliquant qu'il admirait Castro et la révolution cubaine, mais qu'il croyait en une voie pacifique pour diffuser le socialisme.»

L'assassinat d'Allende et la prise de pouvoir de Pinochet, Napuri les apprend à Paris, lors d'un énième exil. Pierre Lambert le convainc de rester en France et de travailler un temps à l'OCI. «Je me souviens qu'il y avait Lionel Jospin et Jean-Christophe Cambadélis. Malheureusement, ils étaient peu intéressés par notre situation en Amérique du Sud. Je crois que l'écart était trop grand. La gauche socialiste française se construisait dans le cadre de la démocratie bourgeoise et la légalité, tandis que nous, on le faisait dans la clandestinité et la répression politique et policière.»

Dans ses mille et une vies, Ricardo Napuri découvre finalement l'expérience du pouvoir. Député constituant (1979) puis sénateur (1980-1985) au Pérou, il apprend, et rejette, les coutumes de ce qu'il appelle «l'autre côté». «La capitulation est la voie commune de la politique. J'aurais pu me corrompre à maintes reprises.» Des exemples ? Des offres alléchantes de la part de laboratoires pharmaceutiques étrangers à la suite d'une proposition de loi pour la création d'un laboratoire national, ou de la part d'anciens collègues militaires quand il était membre de la commission du budget. «Et même de la France ! J'avais reçu l'ambassadeur à Lima, à la demande de Valéry Giscard d'Estaing. Il me proposait de militariser le Pérou et de leur acheter des armes. En échange, il m'offrait 2 millions de dollars sur un compte en Suisse, une université pour mon fils [baptisé Ernesto Fidel, ndlr] et des voyages.»

Napuri se souvient aussi d'un drôle de séjour à Buenos Aires, en 1982, quand son passé l'avait placé un peu malgré lui dans un groupe de soutien à l'Argentine durant la guerre des Malouines. Il se retrouva alors dans un avion privé avec ministres et députés. «Ils parlaient de qui avait touché la plus grande commission dans des contrats avec des entreprises étrangères. Cela montait à 40 millions de dollars, et ils se marraient. Une fois à la Casa Rosada le palais présidentiel argentin, je me retrouve à côté de Carlos Menem, futur président [1989-1999]. On parle un moment, puis il me lance tout naturellement : "Sénateur, je vous invite chez moi, à La Rioja. Il y aura des femelles de première classe !"» Enfoncé dans son canapé, les yeux plus plissés que jamais, Ricardo Napuri fatigue, après tout de même deux heures de récit. Avant de saluer, il dit avoir une pensée pour tous ses compagnons perdus en route, assassinés pour la plupart. «Je crois qu'on peut dire que je suis un survivant. Mais entre nous, j'ai eu une belle vie, non ?»

(1) Editions Herramienta, Buenos Aires, 2010 (non traduit).