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Libération
Interview

A Gaza, «un cumul entre le blocus, la crise, les coupures et le traumatisme»

Confronté à la baisse drastique du financement américain, le chef de l’agence de l’ONU chargée des réfugiés palestiniens, Pierre Krähenbühl, décrit une «situation humainement intenable».
Lors d’une distribution d’aide alimentaire à Gaza, le 15 janvier. (Photo Wissam Nassar. DPA. Picture Alliance)
publié le 7 mars 2018 à 19h06

Depuis la décision de Washington de «geler» plus de la moitié de ses versements à l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), cette agence onusienne connaît, selon son commissaire général, le Suisse Pierre Krähenbühl, «la plus grave crise financière de son histoire». Son principal donateur, les Etats-Unis, utilise ces coupes budgétaires comme moyen de pression sur l'Autorité palestinienne (AP) pour forcer son président, Mahmoud Abbas, à revenir à la table des négociations. A Paris mercredi et jeudi, le commissaire général de l'UNRWA doit notamment rencontrer le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian.

Deux mois après le gel des fonds américains, quelles ont été les conséquences de cette décision ?

Les chiffres : au moment de l’annonce, on passe d’une contribution effective des Américains de 364 millions de dollars en 2017 à 60 millions cette année. Ce sont 300 millions qui vont nous manquer. C’est beaucoup pour toute organisation humanitaire. Mais pour l’UNRWA, qui dépense environ entre 1,2 et 1,3 milliard annuellement, c’est un coup très dur. Pour le moment, il n’y a pas eu d’effets sur le terrain, car nous avons demandé à une partie de nos donateurs d’avancer leurs contributions. La Belgique, les pays nordiques, la Russie, la Suisse l’ont fait. Cela nous a permis de maintenir les écoles et les cliniques ouvertes. Sur la question de l’aide alimentaire, notamment à Gaza, la situation reste délicate. Les Américains y contribuaient particulièrement, et on a failli se trouver en situation critique avant la fin mars. Nous avons trouvé une solution interne, qui nous permet de tenir jusqu’au mois de mai, mais c’est du court terme. Il ne s’agit pas que du futur de l’agence, mais d’une question de sécurité régionale.

Avez-vous eu des contacts récents avec les Américains ?

J’ai l’impression que le débat se poursuit au sein de l’administration. Je ne veux pas spéculer.

On évoque une hausse de la contribution des pays arabes…

Il y a derrière cette hypothèse une idée reçue. On entend souvent : «Quand les pays arabes vont-ils enfin contribuer ?» Ils le font déjà ! L'Arabie Saoudite est le troisième plus grand donateur de l'UNRWA après les Etats-Unis et l'UE. Ces trois dernières années, les Emirats ont versé des montants importants pour l'éducation. Il faut un partenariat entre l'Europe et les pays arabes pour stabiliser les contributions à nos financements principaux, ce qu'on appelle le core funding.

Les ONG s’alarment de la dégradation des conditions de vie à Gaza. Pourtant, le ministre israélien de la Défense, Avigdor Lieberman, refuse de parler de crise humanitaire…

Pour réussir à ne pas voir la situation à Gaza, il faut vraiment ne pas y vivre. Sur place, on est passé de 80 000 personnes qui recevaient de l’aide alimentaire en 2000 à un million aujourd’hui, sur 1,9 million d’habitants. Ce chiffre, un scandale international, est en lien direct et organique avec le blocus. Ces gens, souvent éduqués, autosuffisants, qui avaient des emplois, des entreprises, ont vu leurs marchés détruits par le blocus. La situation est humainement intenable.

Vous évoquez les blocus, mais la détérioration des conditions de vie semble aussi liée aux décisions de l’Autorité palestinienne, qui a notamment amputé les salaires des fonctionnaires pour faire pression sur le Hamas…

C’est un paramètre : les divisions intrapalestiniennes ont un effet sur la communauté. Sur le plan de la santé et de l’électricité, il y a des enjeux clairs liés à ces divisions, mais je pense qu’il ne faut pas perdre de vue les effets du blocus. Rien de ce qui se passe à Gaza n’est compatible avec l’argument d’un investissement dans la sécurité régionale. Ni pour les Palestiniens, ni les Israéliens, ni les Egyptiens.

Est-il difficile de mobiliser l’opinion internationale sur Gaza ?

Si l’on compare à ce qu’il s’est passé en 2014 au cœur de la guerre, la situation aujourd’hui n’est évidemment pas comparable. Ce que l’on voit actuellement, c’est un cumul, entre le blocus, la crise financière, les coupures d’électricité, la mauvaise qualité de l’eau, le traumatisme de la jeunesse après la dernière guerre, le sentiment d’enfermement. Dans les conférences internationales au sujet de Gaza, on parle beaucoup de résilience. Cela revient à applaudir les Gazaouis de tenir indéfiniment face à une injustice qui devrait être réglée politiquement. C’est féliciter les gens de survivre à quelque chose qui n’a pas lieu d’être.

Quel rôle la France peut-elle jouer ?

D’un point de vue régional, je considère extrêmement important que la France joue un rôle dirigeant. Elle a toujours un regard extrêmement aigu sur les questions politiques, plus que jamais nécessaire, à l’heure où il y a beaucoup de défaitisme autour de ce conflit. Sur les questions relatives à l’UNRWA, j’ai une attente forte sur l’éducation, thème sur lequel Emmanuel Macron s’est engagé.