«La dernière fois que nous avons présenté ce projet de loi, il y a deux ans, il n'y avait pas le tiers des personnes présentes aujourd'hui. Presque pas de journalistes, pas de caméras. Là, on vit un vrai momentum, nous n'avons jamais été si proches du but.» Martha Rosenberg, psychanalyste et membre fondatrice de la Campagne nationale pour l'avortement, couve d'un regard ému la salle bondée du Congrès argentin où était présenté mardi le projet de loi pour l'avortement légal, sûr et gratuit. Des députés, des représentants d'associations et une marée de jeunes filles portant autour du cou le foulard vert, symbole de la lutte pour le droit à l'avortement, s'y pressent. A l'extérieur, des centaines de personnes n'ont pas pu entrer et manifestent leur soutien.
«Nous sommes tous favorables à la vie»
C'est la septième fois que ce projet, modifié au cours des ans, est présenté au Congrès. Il prévoit la possibilité de pratiquer une IVG jusqu'à la quatorzième semaine, garantie gratuitement par l'Etat. Jamais jusqu'à présent ce projet n'avait dépassé le stade des commissions parlementaires mais cette fois, l'espoir de le voir aboutir est palpable. «Il y a des conditions objectives à cet optimisme, analyse Brenda Austin, députée radicale. Tout d'abord la mobilisation profonde de la société, surtout des plus jeunes, autour de la lutte féministe.» Et notamment autour du mouvement Ni una menos, né en 2015, qui dénonce les féminicides et brasse également toutes les questions liées aux droits des femmes, dont l'avortement. «Et face à cette pression populaire, pour la première fois, le Président, pourtant personnellement opposé à la légalisation de l'avortement, donne son aval à un débat au Congrès.» Lors de l'ouverture de la session parlementaire, la semaine dernière, le président libéral Mauricio Macri a déclaré : «Voilà trente-cinq ans qu'un débat très sensible est repoussé et qu'en tant que société, nous devons avoir : celui de l'avortement. Comme je l'ai dit plus d'une fois, je suis favorable à la vie. Mais je suis aussi favorable à des débats mûrs et responsables.»
Une formulation déloyale, selon les militants : «Nous sommes tous et toutes favorables à la vie ! s'est exclamée mardi Victoria Donda, députée Libres del Sur, sous les applaudissements. Le seul débat à avoir est si l'on est en faveur d'un avortement légal et sûr, ou bien d'un avortement clandestin, dans des cliniques privées pour les plus riches et dans des conditions abominables pour les autres.»
Un demi-million d’avortements clandestins par an
Aujourd’hui, l’avortement est interdit en Argentine, sauf dans les cas de viol ou de mise en péril de la vie de la mère. Mais la procédure doit être autorisée par des juges souvent peu conciliants, l’information manque et les obstacles sont nombreux, si bien que très peu d’IVG légales sont pratiquées : seulement 500 en 2015 contre une estimation de près d’un demi-million d’avortements clandestins par an, qui représentent la principale cause de mortalité maternelle dans le pays. Le poids de l’Eglise, mais aussi les intérêts économiques que représente l’industrie des avortements clandestins, ont jusqu’à présent empêché toute avancée.
«C'est l'une des principales dettes de la démocratie, affirme Romina Del Pla, députée du FIT (Front de gauche). Ce dont nous avons besoin, ce n'est pas juste un débat : nous avons besoin que la loi soit approuvée.» Pour l'instant, 71 députés sur 257 ont signé leur approbation au projet de loi, c'est le plus grand nombre jamais atteint dans le pays. Mais selon les chiffres récoltés par le think tank Economia Femini(s)ta, 40% des députés s'opposent au projet et 23% n'ont pas encore décidé de leur vote.
Une surprenante intervention présidentielle
Plus qu’une division partisane ou de genre, c’est la géographie et l’âge qui semblent être déterminants : les députés jeunes, de la capitale et de sa province étant plutôt favorables au projet de loi, à l’inverse de leurs aînés issus des provinces conservatrices de l’intérieur du pays et du Nord.
Les débats en commission commenceront le 20 mars et le quart d’indécis y jouera un rôle décisif. Près d’une dizaine d’entre eux ont déjà basculé en faveur du projet ces derniers jours et d’autres devraient suivre. Tous les sondages indiquent que la société argentine est prête à légaliser l’avortement et le mouvement féministe représente une poche électorale séduisante. Et le Président a marqué un premier point grâce à sa surprenante intervention de la semaine dernière, face à une opposition qui, durant ses douze dernières années au pouvoir, n’avait pas souhaité avancer sur cette question.
A la fin de la présentation, mardi, Victoria Donda, entre deux embrassades, a glissé à l'oreille d'une militante amie : «Tu le sens, toi aussi ? Cette fois-ci c'est la bonne !»