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Libération
Reportage

Avec le métro, l’Inde voit le bout du tunnel

Comme sept autres villes du pays, Cochin a inauguré son réseau ferroviaire pour désengorger les routes bondées et gagner en sécurité. La France voudrait aussi y développer le tramway.
La dernière portion du métro de Cochin, la veille de son inauguration, en juin. (Photo Jipson Sikhera. The Times of India. Bennett. Coleman&Co)
publié le 8 mars 2018 à 20h16

Sophia Joseph avance d'un pas rapide et assuré le long de la bruyante avenue de Banerji, encombrée de triporteurs, autobus, motos et autres véhicules zigzaguant dans un concert de klaxons. Elle monte des escaliers et se retrouve à une dizaine de mètres au-dessus de ce brouhaha, dans l'une des nouvelles stations surélevées du métro de la ville de Cochin, deuxième ville du Kerala, à la pointe sud de l'Inde. Ce métro est «la meilleure chose qui me soit arrivée et qui soit arrivée à Cochin, exulte cette banquière et mère de 26 ans, en entrant dans un des wagons de couleur turquoise. Avant, pour aller au travail, je prenais le bus et il y avait un monde fou, vu que c'était le seul mode de transport abordable. Je mettais une heure et quart, et parfois le bus ne passait même pas. Maintenant, je mets seulement vingt-cinq minutes et c'est beaucoup plus tranquille. C'est formidable ! Car cela veut dire que je peux passer plus de temps avec ma famille.»

Ce nouveau métro a ouvert en juin 2017 après seulement quatre ans de travaux et grâce à un important soutien de l’Agence française de développement (AFD). Celle-ci s’est engagée à prêter 360 millions d’euros pour la construction de 37 kilomètres de lignes, soit un tiers du coût total. C’est le plus important investissement de l’AFD en dix ans de présence en Inde. Seize stations sont pour l’instant en service, sur 18 km, pour une fréquentation d’environ 30 000 passagers par jour. Les rames d’un seul tenant, sans coupures à l’intérieur, sont fournies par l’industriel français Alstom. Ce métro, comme la plupart des réseaux indiens, est construit en hauteur et longe les grandes avenues de la ville. Ses piliers sont ainsi batis sur des terrains publics, ce qui évite d’acheter des terres et de déplacer des habitants - des procédures qui sont longues, coûteuses et souvent conflictuelles. Selon le directeur du réseau, seulement 200 personnes ont ainsi dû être relogées pour cette première phase.

Croissance démographique

Le métro de Cochin n’est que l’un des derniers lancés en Inde, qui connaît une nouvelle passion pour ce moyen de transport. Depuis sept ans, sept autres métropoles ont inauguré leur réseau : à Lucknow (capitale de l’Uttar Pradesh), Madras (au Tamil Nadu) ou à Jaïpur (au Rajasthan). Ces infrastructures sont construites pour absorber l’urbanisation frénétique en cours dans ce pays de 1,3 milliard d’habitants : deux Indiens sur trois vivent encore dans les campagnes ou les petites agglomérations et on estime qu’en 2050, du fait de la croissance démographique et de l’exode rural, les villes indiennes compteront 300 millions d’habitants supplémentaires. L’étalement de ces mégapoles augmente les distances à parcourir et les transports publics ne suivent pas le rythme effréné - particulièrement les réseaux de bus qui sont vieux et peu sûrs.

Ce qui pousse les urbains à s’équiper en véhicules particuliers : le nombre de motos et voitures qui roulent dans les villes a augmenté de plus de 10 % par an entre 2002 et 2012, ce qui n’a fait qu’accroître la pollution atmosphérique. Bombay est un tragique exemple du chaos urbain causé par une explosion démographique mal gérée. Dans l’une des deux mégapoles les plus peuplées du pays, avec environ 20 millions d’habitants en comptant ses banlieues, le principal transport en commun est le train urbain construit par les colons britanniques il y a 150 ans. Il est totalement vétuste, surbondé, ainsi que l’un des plus meurtriers au monde : dix personnes perdent la vie chaque jour en traversant ses voies ou en tombant des wagons dont les portes restent constamment ouvertes pendant les trajets.

Marcher dans les couloirs de ce RER de la capitale financière indienne peut également s'avérer périlleux : le 29 septembre, à l'heure de pointe matinale et alors que des milliers de passagers essayent d'avancer sur une passerelle surchargée, une rumeur annonce que l'escalier serait en train de céder. Cela suffit à provoquer un mouvement de foule et, en quelques minutes, la panique : 23 personnes meurent écrasées. New Delhi a été parmi les premiers à anticiper ce problème : la capitale a lancé en 2002 le deuxième réseau de métro moderne du pays (après celui de Calcutta ouvert en 1984), qui a été développé à une vitesse impressionnante, pour se transformer en une véritable pieuvre qui s'étend sur les deux Etats adjacents et devenir aujourd'hui le 13e plus étendu au monde.

Cette réussite a servi d'inspiration aux autres élus municipaux qui ont vu dans le métro la solution à leur problème insurmontable de trafic tout en offrant une touche «moderne» à leur cité. Le problème est que l'essentiel de ces réseaux a été uniquement conçu comme des projets d'ingénierie, sans coordination avec le reste des transports, explique Amit Bhatt, responsable des transports urbains pour l'ONG World Resources Institute : «A New Delhi, il y a environ 16 agences qui planifient les transports urbains - il y a ceux qui s'occupent des trajets de bus, d'autres des arrêts de bus, des pistes cyclables ou du métro… et aucune d'entre elles ne se parle. Résultat, vous avez un service désordonné. Les villes ont besoin de quelqu'un qui surpervise tous ces services, comme la RATP parisienne. Mais personne ici ne veut abandonner une partie de son pouvoir.»

«Carte unique de paiement»

Le gouvernement central s'est rendu compte de ce problème et depuis quelques mois, les villes qui veulent recevoir des fonds fédéraux pour construire un métro doivent créer une autorité centrale des transports. Cochin a pris les devants et tout le réseau a été pensé en imaginant cette intégration des différents transports de la ville. La direction du métro doit bientôt prendre la tête d'une Autorité centrale des transports publics de Cochin - une fois que celle-ci sera créée par le Parlement du Kerala. Elle aura pour mission de coordonner les différents transports de la ville, les bus et les bateaux-bus qui circulent entre les différentes îles de la ville côtière. Cette autorité sera la plus puissante du pays dans le domaine : elle pourra imposer des tarifs, des horaires et la fréquence de circulation. Et dans les mois qui viennent, «une carte unique de paiement pour tous les transports», nous confie le directeur du métro, Mohammed Hanish, une initiative inédite dans le pays.

Pour inspirer les administrateurs indiens, l’AFD a créé un partenariat entre les autorités de Cochin et celles de Lyon, deux «aires urbaines» d’une population similaire d’environ 2,1 millions d’habitants. Les Indiens se sont rendus plusieurs fois à Lyon pour se familiariser avec le travail de coordination réalisé par le Syndicat des transports du Rhône et de l’agglomération lyonnaise, le Sytral. A Cochin, les administrateurs ont dû forcer le bras des opérateurs privés de bus, très puissants et militants, afin de les réunir autour d’une table pour s’entendre - un changement très attendu par les voyageurs et qui semble bien avancé. L’intégration des ferrys, elle, prendra plus de temps, car il faut rénover toute la flotte vétuste.

Recrutement paritaire

Le métro de Cochin a également donné lieu à plusieurs innovations : des panneaux solaires sont installés sur les toits de toutes les stations, dans le but de produire l’équivalent du quart de sa consommation électrique. La direction affirme aussi avoir réalisé un recrutement paritaire entre hommes et femmes, et a embauché 23 travailleuses transgenres comme agentes de nettoyage ou guichetières. Une démarche courageuse dans une société indienne où ces personnes sont souvent ostracisées et reléguées à la mendicité ou à la prostitution.

L'AFD aimerait maintenant se servir de ce projet fructueux comme d'une vitrine pour convaincre les Indiens de lancer un autre moyen de transport en commun : le tramway. «Cela coûte moitié moins cher qu'un métro surélevé et c'est un système de transport moderne qui s'intègre parfaitement dans une architecture de qualité», argumente Nicolas Fornage, directeur de l'AFD en Inde, en donnant les exemples de ceux qui roulent à Bordeaux ou à Reims. Etant donné l'incroyable densité des villes indiennes, le passage des wagons sur la chaussée ne pourrait se faire que dans des villes moyennes et bien étalées. L'Agence française pense ainsi à Pondichéry et surtout à Chandigarh.

Cette dernière ville, dessinée par Le Corbusier, «compte de très grandes avenues et donc toute la place nécessaire pour intégrer un tramway», poursuit Nicolas Fornage, en soulignant que ce transport permettrait de respecter le fort patrimoine culturel. Le lobby du tramway français a débuté il y a plus de cinq ans mais, en Inde, tout changement structurel prend du temps.