Ce vendredi soir à Istanbul, le néon blanchâtre du discret restau routier Karbey, dans le grand ouest de la métropole turque, a des airs de lumière providentielle dans la nuit épaisse. A la lueur de l’enseigne, une petite foule trépigne d’impatience sur le parking jusqu’ici un peu désert, sous le regard de quelques rares clients intrigués. Passé minuit, un fourgon pénitencier roule au pas et délivre enfin Ahmet Sik et Murat Sabuncu, accueillis par autant d’amis que de collègues journalistes. Le reporter vedette du quotidien d’opposition turc Cumhuriyet et son rédacteur en chef viennent de passer respectivement 434 et 495 jours en prison, soupçonnés de soutien au «terrorisme». Le calvaire semblait prendre fin ce vendredi.
«Ahmet Sik, vous pouvez aller voir votre mère […] Murat Sabuncu, vous pouvez aller voir le Bosphore», tranchait plus tôt dans la soirée, avec une solennité déplacée le président du tribunal de Silivri (banlieue d'Istanbul). A l'annonce de la remise en liberté - sous contrôle judiciaire - des deux hommes, un cri de soulagement s'empare de la salle d'audience qui sonnait jusque-là un peu vide. Mais très vite, le sérieux revient. Akin Atalay, le patron du conseil exécutif de Cumhuriyet reste derrière les barreaux. «Président, on va vous garder encore une semaine. C'est normal, le capitaine quitte toujours en dernier le bateau», se plaît à lancer, goguenard, le magistrat. Atalay est très vite escorté par deux gendarmes, à peine le temps de lancer quelques saluts amicaux. Prochaine audience, le 16 mars, prévient le juge. Mais dans les rangs des défenseurs des droits l'homme, ce vendredi, l'optimisme est de mise. «L'affaire s'est politiquement effondrée», commente Ahmet Kiraz, avocat présent dans la salle et membre du principal parti d'opposition, le CHP (idéologiquement proche de Cumhuriyet). Et l'homme de prédire une libération prochaine de Akin Atalay, dans l'attente du verdict final de ce vaste procès, lancé en juillet dernier.
17 personnes soupçonnées
Vendredi matin, c’était accompagnés d’un grand ciel bleu réconfortant, mais l’esprit un peu inquiet, que les familles et proches des membres du quotidien d’opposition, un titre très critique du gouvernement islamo-conservateur, sont arrivés à Silivri pour la sixième audience. Dans ce dossier, ils sont dix-sept journalistes, dirigeants et collaborateurs du quotidien Cumhuriyet soupçonnés de soutenir des organisations terroristes aussi diverses qu’opposées : le DHKP-C d’extrême gauche, la guérilla kurde du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et surtout le mouvement du prédicateur islamique Fethullah Gülen (Fetö), ancien allié d’Erdogan, aujourd’hui accusé par le pouvoir turc d’être le cerveau du coup d’Etat manqué de juillet 2016.
Lors des précédentes audiences, la crédibilité de l'acte d'accusation - concocté par un procureur aujourd'hui inquiété pour sa proximité avec les gülénistes - avait déjà été sérieusement malmenée par les accusés et leurs avocats. Pour tenter de fragiliser la défense, la justice turque avait choisi ce vendredi d'entendre comme témoins d'anciens membres du journal, dont de farouches critiques de l'ouverture démocratique (notamment sur la question kurde) menée depuis 2013 par le journaliste Can Dündar - aujourd'hui en exil - dans les colonnes d'un titre presque centenaire. «La transformation idéologique du journal est arrivée en même temps que les accusés et cela ne peut pas être une coïncidence», fulmine encore Mehmet Faraç, ex-plume de Cumhuriyet remerciée, aujourd'hui passé au très nationaliste Aydinlik. Un reniement qui est allée plus loin, selon lui : «Certains articles de Zaman (ndlr, média lié à Gülen) et de Cumhuriyet ont été publiés avec les mêmes titres», promet-il.
Nuire au pouvoir d’Erdogan
Depuis le début du procès, le trio de juge ne désespère pas de vouloir prouver que la rédaction du quotidien laïc avait mis sa ligne éditoriale au service du mouvement Fetö pour nuire au pouvoir du président Erdogan. Des accusations très vite balayées par Altan Öymen, 85 ans, figure politique et journalistique du pays, lui aussi appelé à témoigner vendredi. «Etre du côtés d'une secte islamique est une accusation inimaginable», tranche cet ancien auteur du quotidien. Tendant l'oreille, plissant les yeux pour être bien certain de saisir les questions des juges et avocats, Öymen répond avec assurance : «C'est grâce à des articles de Cumhuriyet que j'ai compris l'influence de l'organisation Gülen sur l'Etat […] C'est même Ahmet Sik qui a révélé en premier que des policiers étaient affiliés à ce groupe».
Après déjà un an de prison en 2011 pour ses enquêtes sur l'infiltration des anciens alliés du président Erdogan dans les institutions turques, ces quatorze nouveaux mois de détention dans une affaire aux allures de procès politique ne semblent pas avoir intimidé Ahmet Sik. Loin s'en faut. Sans perdre une minute, aux caméras et micros autours de lui ce vendredi soir, le journaliste ne promettait qu'une chose : «Un jour viendra ce règne mafieux prendra fin».