«C'était une journée comme les autres. Pourtant, cette fois-là, j'ai dû utiliser le cadavre d'un camarade de classe pour me protéger des balles. Ça fait trente-six jours et rien n'a changé.» Il y a un mélange de sanglots et de rage dans la voix d'Aalayah Eastmond. La lycéenne de 16 ans, élève à Marjory Stoneman Douglas, dans la ville de Parkland (Floride), s'exprime dans une salle de conférence du Capitole, jeudi à Washington. Le 14 février, Nikolas Cruz, un ancien élève de son établissement, armé d'un fusil d'assaut, a tué 17 personnes - 14 élèves et 3 professeurs. «Parkland» suffit depuis à évoquer ce carnage. Une tuerie parmi d'autres dans un pays miné par la violence des armes à feu, mais qui a déclenché une émotion et une mobilisation nationales inédites. Ce samedi, les élèves rescapés de Parkland seront en tête de cortège pour demander des législations plus fermes sur les armes à feu. La capitale fédérale américaine attend environ 500 000 personnes, dont beaucoup de jeunes, pour la «March for Our Lives» («marche pour nos vies»), également organisée dans des centaines de villes du pays.
En amont de cette manifestation, les tenants d’un contrôle plus strict sur les armes semblent bien vouloir battre le fer tant que les médias regardent. A Washington, les jours précédant la marche, ont foisonné réunions municipales, débats publics, veillées religieuses et autres préparatifs logistiques - notamment pour proposer des logements gratuits aux adolescents qui déboulent de tous les Etats-Unis. Avec cette volonté affichée de laisser la place aux jeunes.
Lors de la conférence de presse au Capitole, où ont été présentés plusieurs projets de loi et expériences locales concluantes (contrôles des antécédents stricts et obligatoires, possibilité de faire retirer, sur décision d'un juge, une arme à un individu jugé dangereux par ses proches…), il y avait bien une poignée de sénateurs en pointe sur le sujet. Des élus, des procureurs, des policiers et des représentants d'associations qui militent pour mieux encadrer l'accès aux armes depuis des décennies, habitués à n'entendre en réponse guère que leur écho. Mais ce jour-là, ce sont les visages juvéniles des lycéens de Parkland que sont venues capturer les nombreuses caméras. Et notamment celui de David Hogg, 17 ans, l'une des figures du mouvement NeverAgain, qui a émergé au côté de sa camarade Emma Gonzalez. Tous deux font la tournée des plateaux télé du pays, chouchoutés comme des enfants stars. Chemise blanche, joues lisses et coiffure impeccable, le nouvel activiste assène son message : «Il y a 435 membres dans la Chambre des représentants et pourtant un tiers n'a jamais pris position sur la question des armes. Je demande donc à nos représentants, dès aujourd'hui, de le faire publiquement, pour que leurs électeurs sachent où ils se situent. Et pour ceux qui ont pactisé avec la NRA [la National Rifle Association, le principal lobby des armes, ndlr], c'est très simple : aux prochaines élections, ce sera terminé pour vous. Soit vous êtes avec les enfants, soit vous êtes avec la NRA. La question des armes n'est pas un problème républicain ni un problème démocrate. C'est un problème américain.»
«Adrénaline»
Questionné sur la suite du mouvement, Hogg évoque de nouvelles grèves de lycéens prévues le jour de l'anniversaire de la tuerie de Columbine, le 20 avril, ou la perspective des élections de mi-mandat, en novembre, à l'occasion desquelles seront remis en jeu les sièges de l'intégralité de la Chambre des représentants et un tiers du Sénat. «Notre colère, c'est presque de l'adrénaline dans ce combat, même si ça nous vide émotionnellement», reconnaît-il. «On veut des événements tous les mois», enchaîne Aalayah. Puis, à l'adresse des parlementaires : «Réglez le problème, ça nous évitera de nous répéter.»
Les jeunes de Parkland, leur spontanéité et leur engagement ont créé des vocations. A quelques kilomètres de là, dans une église luthérienne terne et spacieuse d’Annandale (Virginie), au bord d’une artère passante qui accueille le visiteur avec un drapeau LGBT, des dizaines d’adolescents peignent, découpent et colorient. Pinceau dans une main, smartphone dans l’autre : ce jeudi après-midi, ils préparent leurs pancartes pour la marche de samedi. Ils viennent de plusieurs écoles du district et l’événement a été organisé par Students Demand Actions, un jeune mouvement qui essaime depuis Parkland.
Pour la plupart, la tuerie, et surtout la réaction des jeunes du lycée endeuillé, ont été un électrochoc. «J'ai toujours su que la violence armée était un énorme problème dans le pays, tout en me disant qu'on ne pouvait rien y faire, se rappelle Ivy, 17 ans, en peignant en rouge les lettres de sa pancarte "La NRA, tu as du sang sur les mains". Mais de voir les lycéens de Parkland tenir tête aux adultes, de voir qu'ils n'avaient pas peur et surtout qu'on les écoutait, ça m'a vraiment donné envie de m'engager.» Une table plus loin, McKay Evans analyse le succès du mouvement, les doigts barbouillés de peinture : «Ce sont des jeunes bien éduqués, qui savent s'organiser et utiliser les réseaux sociaux.» La jeune fille va voter pour la première fois en novembre. Elle se revendique activiste et milite pour de nombreuses causes. «C'est vraiment génial ce que font les lycéens de Parkland, transformer cette tragédie en action. Je me souviens très bien, en tant que membre de la communauté LGBT, de l'après-Orlando. Très vite, les gens disaient "c'est trop tôt pour politiser la chose". Mais ils ont tellement attendu qu'ensuite, il n'y avait plus personne pour les écouter.»
Ces adolescents, parfois très jeunes, se retrouvent à gérer des pages Facebook, organiser des actions avec des dizaines d'établissements, chercher des sponsors pour obtenir du matériel, décrocher leur téléphone pour faire bouger leurs élus. «On a moins d'heures de sommeil que d'habitude, sourit Michael McCabe, qui coordonne Students Demand Actions dans plusieurs districts, visiblement galvanisé par l'expérience. Mais mes parents me soutiennent.» «Hier, il était interviewé par le New York Times, ce qui est à la fois dingue et génial, renchérit sa mère, Jennifer, assise à côté. Il n'a peur de rien quand je le vois prendre son téléphone pour appeler des sénateurs. Ces jeunes ont tous ce défaut magnifique : l'impatience. Ils ont une énergie folle et ne sont pas cyniques. C'est un mouvement mené par ces jeunes, et franchement, les adultes ont de quoi avoir honte.»
Bagues aux dents
Cheveux roses, Converse aux pieds et chemise à carreaux nouée autour de la taille, Ella Wogaman, l'organisatrice de cet atelier pancartes, regarde la salle d'un air satisfait. La jeune femme se prépare à commencer ses études en enseignement musical, mais elle envisage sérieusement de «prendre une option en politique». «Je suis très contente qu'on nous écoute, mais en même temps, ça m'agace de comprendre pourquoi c'est nous, ou les jeunes de Parkland, qui recevons l'attention : nous sommes tous blancs ou presque, issus de familles de classe moyenne supérieure dans des banlieues confortables. Alors qu'on sait très bien que les populations les plus touchées par les violences armées sont les gens de couleur en milieu urbain.»
Pour Miranda, 12 ans et des bagues aux dents, le réveil est surtout venu d'un incident dans son établissement : «Un mois après Parkland, l'agent armé de notre école - il y en a dans toutes les écoles d'Alexandria - a vidé son chargeur sans faire exprès dans son bureau. Personne n'a été blessé, mais une balle a traversé le mur jusqu'à la salle de sciences. Je me suis dit que cette histoire d'armer les professeurs [une mesure soutenue par Donald Trump] était vraiment dingue. Quand on voit ce qu'il se passe avec un professionnel bien entraîné…» Sa voisine, quelques années de plus, s'agace : «Je n'ai plus assez de place sur ma pancarte ! J'ai mal calculé mon coup.» Elle écrit les noms de tous les jeunes tués lors de fusillades dans les écoles américaines.