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Analyse

SelmayrGate : Juncker ou la stratégie du chantage

Le président de la Commission n'envisage pas de sacrifier Martin Selmayr, dont le processus de nomination est controversé, et lie leurs deux sorts.
Le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, jeudi à Bruxelles avec Martin Selmayr, secrétaire général de la Commission, dont la promotion suscite une controverse. (Photo Emmanuel Dunand. AFP)
par Jean Quatremer, Correspondant à Bruxelles
publié le 23 mars 2018 à 19h56

Jean-Claude Juncker a brutalement fait monter les enchères. «Martin Selmayr ne démissionnera pas [de ses fonctions de secrétaire général, ndlr]. Si vous vous attendez à une démission, ce sera la mienne», a lancé le président de la Commission européenne aux Premiers ministres du PPE (conservateurs européens), réunis jeudi matin à Bruxelles, qui l'interrogeaient sur le «SelmayrGate». Des propos assumés lors de sa conférence de presse, vendredi, à l'issue du Conseil européen des chefs d'Etat et de gouvernement : «M. Selmayr ne va pas démissionner, puisque je suis le seul à pouvoir le lui demander.» En clair, non seulement Juncker n'envisage pas de sacrifier celui dont on ne sait plus s'il est son mentor ou son protégé, mais il menace ouvertement le Parlement européen, qui débute mardi son enquête sur les conditions de cette promotion controversée.

Il est sans doute sans précédent qu'un responsable politique lie son sort à celui d'un simple fonctionnaire : comme l'a immédiatement noté Sven Giegold, un eurodéputé vert allemand, «Juncker est au service des citoyens européens, pas de Martin Selmayr». Surtout, cette stratégie du chantage n'est pas sans risque pour la Commission puisque cela revient à exiger que le Parlement n'effectue pas son travail de contrôle de l'exécutif européen. Cette menace à la démission est un «manque de respect pour la démocratie qui ne peut que jeter de l'huile sur le feu», a ainsi noté Giegold.

«Au nom de la transparence»

Le plus étonnant, dans ce dernier rebondissement, est que Juncker reconnaît implicitement que sans Selmayr, il n'est rien. Selon l'hebdomadaire allemand Der Spiegel, l'Allemand Günther Oettinger, le commissaire chargé de l'administration européenne, a d'ailleurs supplié mardi soir des eurodéputés allemands de la CDU-CSU de tout faire pour éviter que le Parlement ne demande la démission de Selmayr : «Vous ne pouvez pas faire ça, sans Selmayr, Juncker est impuissant ["hilflos" en allemand]»… Impuissant, c'est peu de le dire : l'Allemand de 47 ans est non seulement secrétaire général (et donc tour de contrôle de la Commission), mais aussi sherpa du président pour les négociations internationales, un rôle normalement dévolu au chef de cabinet, et enfin de facto chef de cabinet, sa remplaçante en titre, l'Espagnole Clara Martinez n'étant là que pour faire de la figuration comme plusieurs témoins ont pu le constater tout au long de ce conseil européen. En réalité, Selmayr est devenu un président hyperpuissant, mais sans devoir rendre de comptes à quiconque.

Les capitales européennes ont pris conscience qu'il y avait un réel problème à Bruxelles qui pourrait finir en crise européenne. Le gouvernement néerlandais a saisi officiellement ses homologues du SelmayrGate dès mardi, lors du conseil des ministres des Affaires étrangères, «au nom de la transparence et de la démocratie». Lors de sa conférence de presse commune avec la chancelière Angela Merkel, Emmanuel Macron a lui aussi évoqué «la polémique sur les conditions de la nomination» de Selmayr. Pour le chef de l'Etat, il faut «que la transparence soit faite» : «Si [cette affaire] était étouffée et qu'on faisait comme si de rien n'était, ça serait un problème. Mais il y a une controverse démocratique et journalistique, elle doit être alimentée, il y a un débat parlementaire, il faut qu'il soit traité dans la sérénité et que les conséquences en soient tirées quand tous les éléments de procédure seront établis.» Angela Merkel a elle aussi estimé que la «transparence doit être faite».

«Manque d’intégrité»

Tous les regards sont désormais tournés vers le Parlement européen et sa commission du contrôle budgétaire (COCOBU) qui a envoyé 134 questions à la Commission afin d'essayer de comprendre si les règles ont été respectées lors la double promotion express de l'ex-chef de cabinet qui, en moins d'une minute, est devenu secrétaire général adjoint, puis secrétaire général après le départ à la retraite surprise de son prédécesseur. L'exécutif européen, qui devait répondre pour vendredi soir, a obtenu un sursis jusqu'à dimanche soir. Mais Selmayr ne reste pas inactif : il a rencontré discrètement, selon nos informations, plusieurs chefs de groupe politique afin de s'assurer de leur soutien, ce qui n'est absolument pas le rôle d'un secrétaire général. Mais il n'en est plus à une provocation près : jeudi, il n'a pas hésité à accompagner Juncker au sommet du PPE alors qu'un secrétaire général doit être d'une neutralité parfaite. L'eurodéputée Sophie In't Veld (libérale néerlandaise) s'est étranglée : «Si cela est avéré, c'est la preuve définitive de son manque de jugement et d'intégrité», a-t-elle tweeté. Un message immédiatement retweeté par son groupe politique… L'affaire a pris une dimension politique, passionnelle et personnelle qui rappelle diablement la série américaine House of Cards.