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L'homme du jour

Prudent espoir en Ethiopie à l’arrivée d’Abiy Ahmed au pouvoir

Le nouveau Premier ministre entend répondre aux attentes de la jeunesse oromo et apaiser les tensions politiques. Mais il devra composer avec la coalition dominante.
Dans une rue à Addis-Abeba, mercredi. (Photo Zacharias Abubeker. AFP)
par Vincent Dublange, Correspondance à Addis-Abeba
publié le 28 mars 2018 à 20h36

«Je suis prudemment optimiste.» C’est un Merera Gudina en jogging qui reçoit dans sa maison en banlieue d’Addis-Abeba. Le président du principal parti d’opposition oromo résume, à la façon d’un Normand, le sentiment dominant sur la nomination d’Abiy Ahmed au poste de Premier ministre d’Ethiopie. Même le virulent opposant Jawar Mohammed, depuis les Etats-Unis, y va de ses «félicitations» adressées via les réseaux sociaux au «Dr Abiy Ahmed». Des habitants d’une ville de l’immense région Oromiya auraient même «égorgé chameaux et vaches» pour célébrer l’accession d’un des leurs au sommet de cet Etat de plus de 100 millions d’habitants dans la Corne de l’Afrique.

Secret

C’est effectivement une première dans l’histoire moderne du pays. Jamais un Oromo, la «nation» la plus peuplée d’Ethiopie, n’avait dirigé la coalition de quatre partis au pouvoir depuis 1991 après avoir chassé la dictature d’inspiration communiste de Mengistu Haile Mariam. Il est vrai que tout autre choix de la part des 180 membres du Conseil du Front révolutionnaire et démocratique des peuples éthiopiens (EPRDF en anglais) aurait pu déboucher sur de nouvelles protestations populaires en région Oromiya. Et potentiellement sur une nouvelle répression des forces de l’ordre, aux commandes effectives du pays depuis la mise en place mi-février de l’état d’urgence, le second en moins de deux ans - le précédent avait fait un millier de morts selon les organisations de défense des droits humains.

Depuis plusieurs semaines, la jeunesse oromo organise des barrages sur les routes, encourage les commerçants à fermer ponctuellement leurs échoppes et tente de bloquer l'approvisionnement de la capitale en carburant. Une pression qui aurait porté ses fruits. «Je pense qu'Abiy est la réponse aux questions soulevées par la jeunesse éthiopienne», avance Yonas Alemayehu, un militant interrogé par Associated Press. «Abiy a remporté une écrasante victoire (63 % des voix), estime Awol Allo, un universitaire éthiopien installé au Royaume-Uni. Le fait que l'ANDM, le parti qui représente le deuxième groupe le plus peuplé, les Amharas, l'ait soutenu, signifie qu'il peut compter sur ce parti au Parlement pour réformer. Même s'il fera sûrement face à des résistances de la part de l'appareil sécuritaire, il a un mandat fort et l'opportunité de pousser en faveur du changement.»

«Tout va dépendre des points d'accords - et de désaccords - de la dernière réunion de l'EPRDF, dont on ne sait toujours rien», tempère le chercheur français René Lefort. Car c'est bien tout le problème en Ethiopie : la coalition au pouvoir fait preuve d'un sens aigu du secret. On ne sait donc pas ce que contient le texte, qui a été soupesé, modifié en fonction des critiques et autocritiques dont sont férus les membres du régime, qui n'ont rien oublié de leurs fondamentaux marxistes. Abiy Ahmed sera lié par ce communiqué. Et tant pis si ses préconisations ne correspondent pas aux réformes souhaitées par les jeunes Oromos, mais aussi les Amharas : meilleur partage du pouvoir et des fruits de la croissance (8,2 % encore cette année, selon le FMI).

Idole

«Il faut ouvrir davantage l’économie au secteur privé, préconise le Dr Kostentinos, de l’université d’Addis-Abeba. Les textes le disent mais il faut les mettre en œuvre ! Si la jeunesse qui sort chaque année des établissements supérieurs ne trouve pas de travail, vous pouvez faire ce que vous voulez, rien ne changera.» Et pour mener cette ouverture, qui mieux qu’Abiy Ahmed, quadragénaire titulaire, selon la télévision officielle, d’une licence d’ingénierie informatique, d’un master de gestion du changement, d’un MBA de management et d’un doctorat sur les questions de paix et de sécurité ? «Abiy Ahmed est le plus qualifié des gens à l’intérieur de l’EPRDF, martèle l’analyste Abel Abat Demissie. Regardez son CV : il a été militaire, dans le renseignement, ministre… à son âge c’est impressionnant.»

Une jeunesse qui constitue plutôt un frein aux yeux d’Abebe Aynete, un autre analyste qui juge bien maigre le bilan de ses actions «dans le parti OPDO [oromo au sein de l’EPRDF] ou dans les institutions où il a travaillé». Certains tenants de la vieille garde du régime reprochent en effet au nouveau Premier ministre, ainsi qu’à Lemma Megerssa, l’autre idole de l’Oromiya, de ne pas avoir fait assez pour contenir les manifestations depuis deux ans et demi. Il est vrai que les deux dirigeants ont plutôt eu tendance à épouser le discours des protestataires. «Un système judiciaire équitable ne fonctionne que si les droits humains sont respectés», disait encore récemment Abiy Ahmed lors d’une réunion publique. Reste à savoir à quel point le nouveau Premier ministre pourra passer des paroles aux actes. Dimanche 25 mars, onze journalistes et militants étaient arrêtés sans mandat judiciaire. Ils dorment toujours en prison.