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Libération
Récit

Allemagne: la RDA, un pays au régime sexe

Une exposition à Berlin raconte les rapports contradictoires qu’entretenaient les Allemands de l’Est à la sexualité. Entre contrôle d’Etat et hédonisme salvateur.
Couverture de «FKK» (1987), un livre recensant les plages naturistes. La «Freikörperkultur» («la culture du corps»), soit le naturisme, était un vrai art de vivre en RDA. (Photo DDR Museum. Berlin)
publié le 2 avril 2018 à 18h36

«Chat solitaire, 28 ans, 1 m 78, cheveux blonds foncés, allure sportive, cherche chouette minette (vision du monde marxiste-léniniste requise).» Cette petite annonce fait partie d'une série d'objets exposés au musée de la RDA, à Berlin, dans une exposition temporaire intitulée «Amour, sexe et socialisme». Trente ans avant Tinder, comment cherchait-on l'amour au temps de Honecker ? «On retrouve dans beaucoup de petites annonces de l'époque cette mystérieuse abréviation, "m-l WA", pour marxistisch-leninistische Weltanschauung, ("vision du monde marxiste-léniniste"). Ainsi, ici, le jeune homme en question fait savoir qu'il fait partie du SED, le Parti socialiste unifié d'Allemagne, et qu'il attend la même chose de sa partenaire de vie», explique l'un des deux commissaires de l'exposition, l'historien de la RDA Stefan Wolle. Cela pouvait également vouloir dire qu'on était membre de la Stasi. Après tout, comme tout le monde, ces gens-là cherchaient l'amour (mais un amour socialiste).

L'amour au temps de la RDA. A première vue, le bilan semble reluisant. D'abord pour les femmes. Elles étaient beaucoup plus libres de travailler qu'à l'Ouest et ne s'en privaient pas. «En RDA, environ 90 % des femmes de moins de 65 ans travaillaient», dit Stefan Wolle. Elles étaient plus confiantes et plus indépendantes qu'en RFA, et cette liberté économique a naturellement eu des répercussions sociales. Elle a facilité ce que l'historien appelle «l'autodétermination érotique». La pilule contraceptive était gratuite et disponible dès 1966, l'avortement beaucoup moins restrictif qu'en Allemagne de l'Ouest. Contrairement à ce qui se passait à l'Ouest, on n'attendait pas des femmes de l'Est qu'elles restent au foyer et élèvent les enfants. L'Etat se chargeait de toute façon de s'occuper de votre progéniture… Le taux de divorce était bien plus élevé qu'en RFA, et le stigmate social moins fort, que ce soit pour les femmes divorcées ou pour les mères célibataires. Dans le film d'amour culte est-allemand la Légende de Paul et Paula (1972) - le film favori de la chancelière Merkel - l'héroïne est une mère célibataire, amoureuse d'un homme marié.

Mais il y a aussi la question du rapport au corps et à la nudité. Pour cela, l'éducation sexuelle a joué un rôle important. Dès la troisième, les manuels de biologie abordaient les questions anatomiques avec franchise et moult détails. Des stations balnéaires de la mer Baltique aux plages nudistes de Berlin-Est, la RDA érigeait la FKK, pour Freikörperkultur (la «culture du corps libre», donc le naturisme), en art de vivre. Tandis qu'à l'Ouest on se dévergonde en achetant des sex-toys chez Beate Uhse - le premier sex-shop de la chaîne ouvre en 1962 -, les gadgets érotiques de l'Est semblent célébrer, plus pudiquement et moins pornographiquement, les joies de la nature. On pouvait par exemple se procurer les diapositives érotiques «Vues de la plage» - prix de la boîte : 21 marks est-allemands, ce qui était toutefois très cher.

La plupart des études sociologiques réalisées après la réunification indiquent que les adultères étaient beaucoup plus fréquents en RDA qu'en RFA. Comment expliquer cela ? Peut-être parce qu'un peuple privé de sa liberté politique pouvait espérer trouver en la sexualité une échappatoire. «En RDA, les loisirs étaient limités et il n'y avait pas l'attrait constant de la consommation, explique Stefan Wolle. Les gens avaient plus de temps et de tranquillité d'esprit pour leur vie amoureuse. Dans l'ensemble, il y avait une fuite généralisée dans la vie privée, et donc, dans le sexe.»

«Mon Dieu, aide-moi à survivre à cet amour mortel»

Comment aimer lorsque l'Etat contrôle toute votre vie, de la naissance à la mort ? Dans le glaçant ouvrage Stasiland, Stories from Behind the Berlin Wall (non traduit en français), Anna Funder raconte l'histoire de Julia. Cette jeune fille de 16 ans rencontre, à la faveur de la très courue foire de Leipzig, un Italien de 30 ans avec qui elle entame une relation amoureuse. Mais les ennuis commencent très rapidement. A chaque fois qu'elle sort dans la rue avec lui, ils sont arrêtés par la police et interrogés. La surveillance de Julia par le régime est ouverte et continuelle. Dans le livre, elle raconte : «Je me disais, je vis sous une dictature, c'est comme ça. Cela me semblait relever de la pure logique de la RDA : puisque j'ai une histoire avec un étranger de l'Ouest, je serai désormais sous observation constante.» Toutes les semaines, Julia part chez sa grand-mère pour téléphoner à son amoureux rentré à Milan. «Quand je raccrochais, je lui disais "bonne nuit" ; et puis j'ajoutais "bonne nuit tout le monde !" pour tous ceux qui nous écoutaient.»

Une célèbre image ouvre l'exposition : c'est le baiser entre Leonid Brejnev et Erich Honecker, dernier dirigeant de l'Allemagne de l'Est. Il a réellement eu lieu, en octobre 1979, et il n'a évidemment rien de sexuel. C'est un baiser fraternel à la russe. C'est donc un geste politique, censé amener un peu de chaleur humaine en pleine guerre froide. Car l'amour en RDA, c'est avant tout l'amour que l'on doit témoigner, inconditionnellement, au régime. Après la chute du mur, ce baiser fut reproduit sur une portion restante de l'enceinte, l'East Side Gallery. Intitulée Mon Dieu, aide-moi à survivre à cet amour mortel, cette œuvre de street art est devenue l'un des symboles de la capitale allemande. Ce baiser, dont la charge érotique reste certes limitée, permet d'aborder la question de l'homosexualité. Là encore, les différences entre Est et Ouest sont conséquentes. Non pas que la RDA fut un paradis gay et lesbien, loin de là. Mais la répression était un peu moins forte qu'à l'Ouest, et la dépénalisation de l'homosexualité y fut un peu plus précoce.

Le soir du 9 novembre 1989, au cinéma Kino International, vaste bâtiment soviétique de la Karl Marx Allee, des dizaines de Berlinois de l'Est se pressèrent pour assister à l'avant-première d'un nouveau film, Coming Out. Réalisé par Heiner Carow, à qui l'on doit la Légende de Paul et Paula évoqué plus haut, il raconte l'histoire d'un homme, Philipp, un professeur berlinois qui entreprend de faire son coming-out. Heiner Carow a ainsi réalisé le premier film gay en RDA, dont l'avant-première eut lieu, donc… le soir de la chute du mur de Berlin.

«Pendant que notre film était projeté pour la première fois, nous regardions la rue par la fenêtre du foyer, racontait en 2014 au Berliner Zeitung l'acteur Dirk Kummer, qui joue dans le film. Et nous avons pensé : il est en train de se passer quelque chose.» Plus de voitures dans la rue. Quelque chose dans l'air… Ce soir-là, le mur est tombé, et la RDA a disparu.

Quelques jours plus tard, le 13 novembre, le chef déchu de la Stasi, le redoutable Erich Mielke, s'adressait au Parlement de la RDA, la Chambre du peuple. A bout d'arguments, acculé, il balbutia, dans une tirade restée célèbre : «Et pourtant je vous aime, tous !» Mais cette déclaration d'amour se perdit sous les huées et les ricanements.

«Amour, sexe et socialisme», au Musée de la RDA. Karl-Liebknecht-Str. 1, Berlin. Jusqu'au 31 juillet. Gratuit.