La première de la comédie musicale The Education of Hyman Kaplan, le 4 avril 1968 à l'Alvin Theater de Broadway, (aujourd'hui le Neil Simon Theatre) fut un flop. A l'entracte, le public ne pense qu'à une chose, raconte le critique Ken Mandelbaum : «Comment rentrer chez soi sain et sauf et le plus rapidement possible» (1). Le public vient d'apprendre l'assassinat de Martin Luther King. Et les New-Yorkais savent leur ville, ses quartiers pauvres et noirs surtout, à fleur de peau. Certaines artères de Harlem, au nord de Manhattan, ou de Bedford-Stuyvesant, au cœur de Brooklyn, se sont déjà embrasées plusieurs fois les années précédentes.
Dans la salle de l’Alvin Theater, un spectateur s’est éclipsé avant les autres. Le maire de New York, John Lindsay, a été informé un peu plus tôt de la terrible nouvelle par un policier. Martin Luther King, leader des droits civiques, Prix Nobel de la paix quatre ans plus tôt, se trouvait sur le balcon d’un motel de Memphis, où il s’était rendu pour soutenir les éboueurs noirs de la ville, en grève pour un meilleur salaire. Le pasteur baptiste a été abattu par un homme, James Earl Ray, qui sera arrêté deux mois plus tard et condamné à perpétuité - sa culpabilité fait toujours débat.
«Une poudrière»
En substance, raconte le journaliste du New York Times Clay Risen dans son ouvrage de référence sur ces jours de fièvre (2), le détective explique au maire que la situation est déjà très tendue. Dès la nouvelle de l'assassinat de Luther King connue, les habitants de Harlem, véritable capitale de la lutte pour les droits civiques, sont descendus dans les rues, des haut-parleurs diffusant les discours de l'icône pacifiste. La police est sur place, prête à intervenir. Entre peine immense, choc et colère, les communautés noires du pays sont orphelines d'un leader porteur d'espoir, alors que leur condition peine à s'améliorer malgré la signature du Civil Rights Act par le président Johnson en 1964 (qui rend illégale la discrimination reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe, ou l'origine nationale). La plupart des grandes villes du pays assistent déjà à des émeutes raciales violentes : Raleigh, Jackson, Newark, Detroit… Des cocktails molotovs ont brisé des vitrines à Houston. La Garde nationale a été déployée à Nashville. Les troupes fédérales à Washington, Baltimore et Chicago.
En tout, selon Clay Risen, les émeutes qui ont suivi l'assassinat du pasteur King ont fait 39 morts, 2 600 blessés, 21 000 arrestations et l'équivalent de 385 millions de dollars d'aujourd'hui de dégâts matériels (65 millions de dollars de l'époque), dans au moins 120 villes. «Il y a eu des émeutes avant celles-là - Harlem, Watts, Newark, Detroit , écrit Risen dans son livre. Mais jamais autant, à autant d'endroits différents, et au même moment.» C'est également la première vague d'émeutes raciales qui n'est pas déclenchée par un acte de brutalité policière.
Dès qu'il a vent de la terrible nouvelle, le maire de New York John Lindsay file à Gracie Mansion, sa résidence dans l'Upper East Side. «Il m'a appelé et m'a dit: "Je pense venir à Harlem, il faut qu'un Blanc se montre et dise combien on est désolés"», se remémore aujourd'hui l'un de ses bras droits, l'avocat Sid Davidoff, 78 ans, dans son bureau du 34e étage avec vue renversante sur Manhattan. «Je lui ai dit que c'était une très mauvaise idée, que c'était dangereux… Le pays était à feu et à sang ! Et on parle d'une foule de milliers de personnes. Mais ce type n'avait peur de rien. Il avait participé au débarquement en Sicile…»
Davidoff et d'autres assistants de l'ancien officier de marine devenu maire de la première ville du pays, se retrouvent au Shalimar, un club de Harlem, pour tenter de préparer le terrain. Quelques minutes plus tard, John Lindsay, ce maire débonnaire aux airs de dandy hollywoodien, sort de sa voiture au croisement de la 8e avenue et de la 125e rue, en plein cœur de Harlem. «Cette nuit-là, c'était une poudrière, il aurait suffi d'un seul fauteur de trouble pour tout faire exploser, reprend Davidoff, tétant un cigare électronique plus vrai que nature. Avant tout, il y avait un chagrin immense, un choc. On avait assassiné le porte-parole du mouvement des droits civiques ! Les gens sanglotaient, c'était comme s'ils avaient perdu un membre de leur famille. Mais on savait d'expérience qu'après la sidération et la tristesse, ça pouvait vite dégénérer en colère, puis en violence.»
Ce n’est pas la première fois, loin de là, que le maire se montre à Harlem. Depuis son élection en 1965, Lindsay, Républicain libéral (au sens américain du terme) comme on n’en fait plus, à gauche d’un parti qui va bientôt emprunter un chemin radicalement conservateur, avait fait des droits civiques et du désenclavement des quartiers pauvres, noirs et hispaniques, le cœur de son action politique.
Petits boulots pour jeunes désœuvrés en plein «long et chaud été», ces mois de juin et juillet 1967 qui avaient vu des centaines d'émeutes un peu partout dans le pays. Intégration des minorités dans l'administration de la ville. Mise en place d'une équipe d'intervention, notamment coordonnée par Davidoff, pour «réparer les petites choses, qui rendent la vie quotidienne plus facile, comme un feu rouge, des toilettes publiques…», détaille l'avocat new-yorkais. « On se concentrait vraiment sur les quartiers pauvres de la ville, où les gens n'avaient plus d'autres façons de se faire entendre que par la violence. Notre idée, c'était de mettre en place un dialogue direct avec nous.»
Leaders locaux
Les lieutenants de Lindsay sont également chargés de cultiver un réseau dans ces quartiers sensibles. Pasteurs, associatifs, militants des droits civiques, commerçants, mais également prédicateurs de rue, petits délinquants ou même gangsters en quête de stabilité : de nombreuses figures influentes de Harlem et «Bed-Stuy» sont en contact avec la mairie de New York, informateurs officieux ou employés à mi-temps. Ce sont eux qu’ils contactent avant l’arrivée du maire à Harlem, pour leur demander d’appeler au calme.
«Ils étaient les véritables pacificateurs du ghetto, écrit Risen, et Lindsay les traitait presque comme un gouvernement de l'ombre. En retour, il a gagné leur respect plus ou moins réticent. On peut le voir comme une mauvaise façon de gouverner une ville, mais la stratégie de Lindsay a sauvé New York le 4 avril 1968.» Attablé dans la cafétéria du New York Times, Clay Risen affirme que Lindsay avait, depuis longtemps, «vu le potentiel de violences de New York, et compris les tensions économiques et raciales. Quand King a été assassiné, il n'a rien improvisé : il avait déjà un plan en place».
Quand Lindsay sort de sa voiture, la tension est à son comble. Quelques commerces ont déjà été pillés à Harlem. Le maire est aussitôt entouré d'une foule compacte. Certains le reconnaissent, des leaders locaux improvisent un service d'ordre. John Lindsay marche, saisit des mains, dit sa peine. Il se retrouve en tête de cortège, le long de la 125e rue, rencontre des leaders syndicaux, des manifestants étudiants. «Je continuais à avancer, mais j'étais encerclé de toutes parts, racontera -t-il plus tard. De temps en temps, j'entendais qu'on criait mon nom. Parfois, j'entendais des femmes pleurer ou gémir…» Alors qu'il se retrouve coincé entre deux bandes rivales qui se disputent pour assurer sa protection, il est finalement exfiltré en voiture. «Harlem n'était pas encore tiré d'affaire, mais tout le monde s'est accordé sur le fait que Lindsay avait fait la différence, en se montrant à un moment où la plupart des maires du pays se cachaient dans des QG aux allures de bunkers», écrit Clay Risen. «Ça laisse songeur, se questionne-t-il aujourd'hui. Que ce serait-il passé si d'autres politiques avaient emprunté le même chemin que Lindsay, au lieu de faire patrouiller la Garde nationale et d'entrer en confrontation avec les communautés afro-américaines ?»
A New York, bilan pour une soirée bouillante : douze arrestations, et quelques incendies. Auteur d'une biographie assez critique de Lindsay (3), Vincent Cannato, professeur à l'Université du Massachusetts à Boston, insiste : «Il y a bien eu des émeutes, des pillages ce soir-là à New York et des briques ont volé au-dessus de la tête de Lindsay. Mais ça n'a rien eu à voir avec les violences ailleurs dans le pays. Ce soir-là a été l'un des meilleurs moments politiques de Lindsay. Harlem était très en colère, et c'était clairement un acte de courage d'y aller de nuit. Cela a vraiment limité les dégâts.»
Dans sa biographie, Cannato décrit cette figure politique charismatique, mais qui finit brisée politiquement après deux mandats, laissant un New York un peu plus pauvre, un peu plus dangereux qu’avant (la criminalité y a triplé entre 1960 et 1975), paralysé par des grèves.
Figure de l'élite du nord-est des Etats-Unis, très bien éduqué, opposé à la guerre du Vietnam, «Lindsay ne semblait s'intéresser qu'aux communautés pauvres et noires, et pas du tout à la classe moyenne blanche, qu'il n'a jamais comprise» .
Ordre et répression
L'année suivante, il perd l'investiture républicaine, en décalage total avec le virage conservateur qu'a pris le GOP, «devenu soudain le miroir déformant de la classe moyenne blanche» . Pour Clay Risen, «dans les banlieues blanches du pays, terrorisées par les violences diffusées à la télé, en le voyant marcher à Harlem ce soir-là, beaucoup se sont dit qu'il sympathisait avec les émeutiers, au lieu de sévir».
Six mois plus tard, Richard Nixon est élu président. Les conservateurs utilisent ces émeutes comme alibi pour justifier leur rhétorique sur l'ordre et la répression, dans le but affiché de protéger la «majorité silencieuse» - pour ne pas dire blanche. Les ghettos noirs sont désormais vus «comme une entité étrangère au sein des frontières américaines, un cancer qu'il fallait isoler du reste du corps social, résume Risen. La semaine qui a suivi la mort de King constitue un moment charnière dans l'histoire américaine d'après-guerre». Elle conjugue «les frustrations des Noirs, la fin de l'Etat providence, et la réaction de la classe ouvrière blanche, qui ont fait leur chemin dans la psyché nationale» . Et qui sont toujours bel et bien là, cinquante ans plus tard.
(1) Forty Years of Broadway Musical Flops, Macmillan (1992).
(2) A Nation on Fire, America in the Wake of the King Assassination, Wiley (2009).
(3) The Ungovernable City : John Lindsay and His Struggle to Save New York, Basic Books (2001).