C'était au milieu des années 2000 et Viktor Orbán rongeait son frein sur les bancs de l'opposition. A un club d'intellectuels conservateurs réunis dans le salon d'une galerie d'art de Budapest, il confiait : «J'aimerais gouverner pendant une ère entière.»
A son retour au pouvoir en 2010, Viktor Orbán se donne les moyens d'exaucer son vœu. Il n'a pas digéré sa défaite aux élections de 2002, après un premier mandat de quatre ans comme Premier ministre (1998-2002). «Il s'est dit qu'un système où il risquait de perdre n'était pas un bon système», analyse Jozsef Debreczeni, auteur d'une biographie du Premier ministre. Ce système déplaisant, c'est la démocratie. Il va utiliser sa majorité des deux tiers des sièges parlementaires pour l'éroder implacablement. Comment bâtir un régime autoritaire en huit ans ? Mode d'emploi.
1- Capturer l’Etat
D’abord, l’administration est purgée de milliers de fonctionnaires et hauts fonctionnaires, remplacés par des employés sélectionnés pour leur loyauté. Diplomates et ambassadeurs sont remerciés et rayés du corps diplomatique, ce qui les prive d’années de retraite.
Puis des hommes du parti sont placés à la tête d’institutions telles que la Cour des comptes. Quant à la Cour constitutionnelle, le pouvoir lui coupe les ailes. En 2012, une nouvelle Constitution entre en vigueur. Orbán y a fait inscrire tout et n’importe quoi, pour empêcher un futur gouvernement de légiférer sur des sujets importants, comme l’impôt. La Cour constitutionnelle renâcle. Le couperet tombe : elle ne pourra plus donner son avis sur le contenu des modifications de la Constitution, seulement sur la procédure. Pire, elle n’aura même plus le droit de se référer… à sa propre jurisprudence des vingt années passées (la Cour a été fondée en 1990). Imagine-t-on, en France, la jurisprudence du Conseil constitutionnel rayée d’un trait de plume ? C’est ce qui s’est produit en Hongrie. Il n’y a plus de garde-fou au pouvoir de l’exécutif, que la Cour soutient au lieu de contrôler ; elle a ainsi récemment justifié le refus du gouvernement de se conformer à une loi européenne.
2- Prendre le contrôle des médias
C'est la clé de voûte du régime de Viktor Orbán, et qui explique sa probable réélection dimanche : sa domination quasi totale du paysage médiatique. D'abord sur l'audiovisuel public. Exemple avec un journal télévisé de la première chaîne publique : «Nouvelle attaque au couteau commise par un Afghan à Vienne en Autriche ; une Hongroise qui vit en Suède envisage de quitter le pays à cause des migrants [le sujet s'avérera plus tard être une fausse nouvelle, ndlr] ; si la Hongrie était forcée d'accueillir des migrants, l'économie ne le supporterait pas, déclare Viktor Orbán…»
Ce soir-là, comme tous les soirs, le JT reprend pendant vingt-cinq minutes le discours officiel sur le danger qui règne en Europe de l'Ouest et les migrants qui y terrorisent la population. Idem à la radio publique où reviennent sans arrêt les mots «migrant» ou «Soros», du nom du milliardaire américain devenu la bête noire d'Orbán. «Le service public n'a jamais été un parangon d'objectivité ; mais aujourd'hui, c'est une propagande inimaginable au service du parti au pouvoir», constate Agnès Urban, professeure à l'Université Corvinus de Budapest et chercheuse à l'observatoire des médias Mérték.
Le gouvernement a regroupé les radios d'Etat et les cinq chaînes de télévision publiques dans un centre de production de l'audiovisuel public. Un peu comme à la BBC au Royaume-Uni. La comparaison s'arrête là. Car, selon Daniel Rényi, journaliste d'investigation spécialiste des médias, «c'est un groupe informel formé autour du conseiller du Premier ministre, Arpád Habony, qui sélectionne, choisit et rédige les nouvelles». Le ministre de la Communication, Antal Rogán, et son équipe de 200 personnes seraient aussi impliqués. Chaque jour, les journalistes du service public reçoivent des instructions précises - qui inviter ou ne pas inviter, les thèmes à traiter - ainsi que des textes rédigés de A à Z. Une communication militarisée. «On a un service public de type nord-coréen en plein cœur de l'Europe», s'indigne Balázs Láng, ancien journaliste de la radio publique hongroise.
Certes, le JT de la télé publique n'attire que 150 000 téléspectateurs. Mais au fil des ans, les alliés de Viktor Orbán ont racheté de nombreux médias privés. Ils possèdent un empire : 11 radios, 20 chaînes de télé, près de 500 sites internet, et l'ensemble de la presse quotidienne régionale. Ces médias diffusent la même propagande, épicée de fake news, pour salir les politiciens d'opposition. Le chef du parti écologiste aurait tué son voisin, le président du Jobbik (extrême droite) serait un drogué et un homosexuel… La rhétorique de haine - adoptée depuis l'attentat contre Charlie Hebdo et la vague migratoire de 2015 - a jeté une bonne partie des Hongrois dans la psychose. Surtout en zone rurale où la population, persuadée qu'une armée de migrants s'apprête à envahir le pays, votera pour Orbán. Dans cette Hongrie que George Orwell aurait pu inventer, il subsiste toutefois une poignée de médias d'opposition ou indépendants, qui enquêtent sur l'enrichissement phénoménal de la «bourgeoisie nationale».
3- Créer un capitalisme «hongrois»
Historiquement en Hongrie, l'argent a toujours été aux mains des étrangers : Allemands et Autrichiens. Viktor Orbán est persuadé que pour durer, son parti a besoin de s'appuyer sur des cercles économiques «nationaux». L'erreur du premier gouvernement conservateur (1990-1993) est de ne «pas avoir su favoriser l'émergence de capitalistes hongrois», a-t-il confié à son biographe, Debreczeni.
Viktor Orbán érige un réseau économique pour soutenir son parti, avec l’aide de son ami d’enfance, Lajos Simicska. Ce dernier investit dans les médias et fonde la première chaîne d’info en continu, Hir TV, qui aidera le Fidesz, le parti d’Orbán, à reconquérir le pouvoir en 2010. Simicska achète pour une bouchée de pain Közgép, petit constructeur ferroviaire qui devient un gros entrepreneur du bâtiment grâce aux commandes de l’Etat et aux fonds européens. Entre 2010 et 2015, l’entreprise aurait reçu 40 % des projets financés par l’UE. L’idée géniale d’Orbán et de Simicska est d’avoir créé leur propre «Bouygues». Mais la rupture entre les deux hommes survient en 2015. Orbán change alors de stratégie et divise la manne entre plusieurs oligarques.
Parmi ces hommes d'affaires figure István Tiborcz, gendre du Premier ministre. Et surtout Lorinc Mészáros, copain de longue date et habitant de Felcsut, le village d'enfance du Premier ministre. En 2010, Mészaros n'était encore qu'un simple plombier chauffagiste à Felcsut. Devenu en quelques années un magnat de la construction, il a remporté de nombreux marchés publics (bâtiment, assainissement des eaux) financés avec des fonds européens. Il possède près de 200 entreprises dans l'énergie, l'agriculture, l'hôtellerie, les médias… Avec un chiffre d'affaires global de 1 milliard d'euros l'an dernier, Mészaros est la 5e fortune du pays. Le lundi, il achète une centrale énergétique, le mardi, trois hôtels en Autriche… Les nouvelles tombent tous les jours et la Hongrie ressemble à un grand jeu de Monopoly. Qui est réellement Lorinc Mészaros ? Cet homme doux et falot est incapable de dire aux journalistes combien d'entreprises il possède. La presse a par ailleurs fait une étrange découverte : en Hongrie, les chiens doivent figurer sur un registre avec l'adresse de leur propriétaire. Or le chien de Viktor Orbán est enregistré sur une propriété… appartenant à l'ancien chauffagiste. «Mészaros est un homme de paille du Premier ministre», affirme Péter Juhász, du parti d'opposition Együtt. Autre idée géniale d'Orbán : devenir lui-même oligarque. «La Hongrie est victime d'un hold-up par un gouvernement corrompu», juge Péter Márki-Zay, maire indépendant d'une ville de province.
4- Choisir des hommes forts pour modèles
Ancien étudiant farouchement antirusse et antisoviétique, Viktor Orbán est devenu avec le temps un conservateur autoritaire qui cite la Russie en modèle. Il critique les bureaucrates de Bruxelles et l'Europe «supranationale» et annonce la fin du libéralisme occidental, un narratif très poutinien. Par ailleurs, les médias pro-Orbán relaient de plus en plus la propagande russe, vantant l'action militaire de Moscou en Syrie. Le Premier ministre hongrois a été le premier dirigeant à inviter Poutine, juste après l'annexion de la Crimée par la Russie, et les deux dirigeants se voient tous les ans. Ce virage à 180 degrés est sans doute motivé par la realpolitik. En 2014, les deux pays ont conclu un énorme contrat : le géant russe Rosatom va agrandir l'unique centrale nucléaire hongroise, à Paks, construite sous l'époque soviétique. Coût : 12 milliards d'euros, financés par un prêt russe. Il n'échappe à personne que ce marché va aussi bénéficier aux sous-traitants hongrois (dont l'entreprise de Mészaros…).
Viktor Orbán joue sur les deux tableaux. Tout en se rapprochant de Poutine, il vote les sanctions européennes contre la Russie afin de ne pas briser le consensus communautaire. Là réside son habileté politique. Il cultive l'amitié de dirigeants autoritaires, dont le président turc, Recep Tayyip Erdogan. Comme ce dernier, Orbán harcèle la société civile et menace l'opposition. «Nous prendrons des mesures de rétorsion politiques, morales et légales après les élections», déclarait-il le 15 mars. Mais à Bruxelles, le leader hongrois s'affirme pro-européen. «C'est un Dr Jekyll et Mr Hyde», dit de lui un intellectuel conservateur.
5- Un scrutin pour que le Fidesz reste en poste
Huit millions d'électeurs sont appelés à élire 199 députés, 106 au scrutin majoritaire et les autres sur liste, à la proportionnelle. Le système introduit en 2014 a été taillé sur mesure pour le Fidesz, le parti d'Orbán. Redécoupage au scalpel des circonscriptions pour isoler les votes de gauche, et un seul tour : pour gagner, il suffit d'être en première position, pas besoin d'avoir 50 %. Le Fidesz y a ajouté une règle inédite dans les démocraties européennes : si le candidat «bleu» l'emporte en battant son adversaire «rouge» de 4 000 voix, 3 999 suffrages sont redistribués au parti «bleu», car on estime qu'un seul vote supplémentaire aurait suffi à ce dernier pour gagner. Une «prime au vainqueur» qui revient à compter les mêmes votes deux fois. Selon Robert Laszlo, du think-tank Political Capital, «le parti d'Orbán aurait gagné toutes les élections passées avec ces outils».
Le Premier ministre a, en outre, donné le droit de vote aux Hongrois vivant en Roumanie, Serbie… Près de 380 000 d'entre eux devraient voter le 8 avril. Cela pourrait rapporter au moins 4 sièges de plus au Fidesz et l'aider à rester au pouvoir (en 2014, 95 % des Hongrois des pays voisins avaient voté pour Orbán).