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Libération
L'année 68

Allemagne «Les soixante-septards» de Berlin-Ouest

L'année 1968dossier
Si l’attentat en avril 1968 contre le leader étudiant Rudi Dutschke reste le symbole de la révolte, c’est l’assassinat, en juin 1967, d’un pacifiste par un policier qui marqua le début du mouvement. Une période marquée par l’aspiration de toute une génération à entamer un «travail de mémoire».
Le 11 avril 1968 après l’attentat contre Rudi Dutschke, devant le siège de la Ligue des étudiants socialistes à Berlin-Ouest. (Photo AKG-Images. Ullstein Bild)
publié le 13 avril 2018 à 19h36

«Projectile 1, déformé, situé dans la tête de Rudi Dutschke. Remis le 11 avril 1968 à 23 heures par le Dr Schulze, de l'hôpital de Westend, à l'inspecteur Bissenick.» C'est une balle. Ou plutôt trois balles, tirées d'un revolver Arminius de calibre 9. Le 11 avril 1968, elles sont venues se planter dans Rudi Dutschke, le charismatique leader de la révolte étudiante à Berlin-Ouest. Deux dans la tête, une dans l'épaule. Cinquante ans plus tard, les voici, ces projectiles, exposés pour la première fois dans la collection historique de la police de Berlin. Il racontent une histoire troublée, celle de la gauche et celle de l'Allemagne.

Dans le musée de la police, juste à côté des balles, on aperçoit les paroles d'une chanson, Trois Balles sur Rudi Dutschke, de Wolf Biermann. C'est un communiste à moustache, un Jean Ferrat allemand. Sa chanson est une complainte accusatrice : «Trois balles sur Rudi Dutschke / Un attentat sanglant / Nous avons vu précisément / Qui a tiré là / Oh Allemagne, tes assassins / C'est toujours la même chanson / Revoilà du sang des larmes.»

Mort dans sa baignoire

Que s’est-il passé ce jeudi 11 avril 1968 ? Peu après 16 h 30, le leader gauchiste arrive à bicyclette devant le siège de la Ligue des étudiants socialistes, le SDS, où il mène une contestation énergique depuis quelques années, dans la lignée des mouvements qui enflamment l’Europe. Le voici devant le 142 du Kurfürstendamm, la grande avenue commerçante de Berlin-Ouest. Son assassin l’attend. Il s’appelle Josef Bachmann. C’est un manœuvre de 23 ans, proche des milieux d’extrême droite - dans sa poche on retrouvera un exemplaire d’un journal révisionniste.

Cela dit, à l'époque, il n'est pas nécessaire de lire une telle presse pour se nourrir d'idées violentes. Il suffit d'acheter les journaux du groupe d'Axel Springer, qui possède deux tiers des publications ouest-berlinoises, et qui inonde ses lecteurs d'articles violemment antigauchistes - le tabloïd Bild en tête. «Vous êtes Rudi Dutschke ?», dit Bachmann. Dutschke acquiesce. «Sale porc communiste !» hurle Bachmann avant de tirer.

Il sera arrêté et jeté en prison. Remis partiellement de ses blessures, Dutschke, qui était un fervent chrétien autant qu'un idéologue marxiste, lui écrit une lettre à la fin de l'année 68. «Cher Josef Bachmann ! Attention, ne sois pas nerveux, lis cette lettre jusqu'au bout ou bien jette-la. Tu voulais m'abattre. Mais, quand bien même tu y serais parvenu, ce serait la clique de haine, de Kiesinger à Springer, de Barzel à Thadden qui t'y auraient préparé.» Bachmann répondra à sa victime : «Je voudrais de nouveau exprimer mes regrets pour ce que j'ai fait.» Il se suicidera en prison en 1970. Dustchke mourra neuf ans plus tard des séquelles de l'attentat. Depuis l'attaque, il souffrait de crises d'épilepsie. Il est mort dans sa baignoire à 39 ans, le jour de Noël 1979. Comment en est-on arrivé là ? En 1968, Berlin vit des jours orageux. La ville est le théâtre de grands troubles. De grands espoirs aussi. Depuis le début des années 60, les gauchistes et les pacifistes y affluent, le statut politique de la capitale coupée en quatre dispensant les jeunes de service militaire. La Neue Linke, l'avant-garde intellectuelle de gauche, y prend ses quartiers pour mettre en pratique ses idées marxistes-libertaires. On parle de révolution sur le campus de la Freie Universität. On manifeste contre la guerre au Vietnam…

Etrange millefeuille

En réalité, Mai 68 est arrivé un an plus tôt, le soir du 2 juin 1967. Le shah d'Iran se rend à l'Opéra de Berlin pour assister à une représentation de la Flûte enchantée. Des manifestants protestent. Il y a là des étudiants, mais aussi des Iraniens que le régime a poussés à l'exil. La police charge. Avec violence. Un homme de 26 ans, Benno Ohnesorg, est abattu par un policier, Karl-Heinz Kurras. La photographie du jeune gisant, soutenu par une camarade apeurée, fera le tour du monde. Le voici, l'acte de naissance de 68 en Allemagne : la révolte des jeunes devant l'assassinat d'un pacifiste par un policier qui fut relaxé - et ne quitta les forces de l'ordre qu'à la retraite, en 1987. «On dit par convention les soixante-huitards pour désigner cette génération, mais il faudrait dire les soixante-septards, explique l'historien Norbert Frei, titulaire de la chaire d'histoire moderne et contemporaine de l'Université Friedrich Schiller d'Iéna (Thuringe). Car l'apogée des protestations du mouvement étudiant, on le trouve dans cet intervalle de quelques mois entre l'assassinat de Benno Ohnesorg et l'attentat contre Rudi Dutschke. Et alors que le mouvement qui a suivi le 2 juin est d'ampleur, l'attentat contre Dutschke marque davantage le moment où le mouvement se radicalise et s'essouffle.»

A Berlin-Ouest, les tensions politiques sont vives. Depuis 1966, la RFA est dirigée par une grande coalition réunissant, on connaît la chanson, les sociaux-démocrates du SPD et les chrétiens-démocrates de la CDU-CSU. Cela laisse beaucoup d'espace aux extrêmes. Ainsi l'opposition extraparlementaire, l'APO, dont Dutschke est l'une des plus éminentes figures, rassemble-t-elle les déçus de la «GroKo». D'autant que ce gouvernement est un étrange millefeuille témoignant de l'histoire récente du pays : d'anciens communistes y côtoient d'anciens nazis et d'ex- figures de la Résistance. Le chancelier Kiesinger lui-même était le directeur-adjoint de la propagande radiophonique du Reich vers l'étranger. «Il existe alors une grande angoisse, dit Norbert Frei. Les étudiants se demandent si cette démocratie fondée en 1949 est vraiment stable. Et s'inquiètent de la montée de l'extrême droite.»

«Qu’il est con ce Baader !»

Car cette jeunesse entend bien entamer le fameux «travail de mémoire» qui fait tant défaut à l'Allemagne. Sur ce passé qui ne passe pas, il reste encore beaucoup à faire, surtout si l'on considère que le chancelier est un ancien nazi, que la plupart des ex-membres du NSDAP vivent paisiblement dans toute l'Allemagne, et que les premiers grands procès des collaborateurs d'Auschwitz n'ont lieu que depuis 1963, grâce à la ténacité du procureur Bauer - retrouvé mort dans sa baignoire le 1er juillet 1968. Mais l'Allemagne ouvre peu à peu les yeux. Une génération entière est prête à s'atteler à un immense travail de mémoire. Sa colère est éruptive, à l'image du geste de Beate Klarsfeld qui, le 7 novembre 1968, administre une formidable gifle à Kiesinger en criant : «Nazi, nazi !»

Le pays est en ébullition. Pourtant, l'attentat contre Dutschke marque le début de la fin. Le mouvement étudiant et gauchiste se désagrège. Des tensions déchirent le SDS - comme le montre, entre autres, cette action d'une féministe, Helke Sander, en septembre 1968, lors de la conférence annuelle des représentants du SDS. Elle prend longuement la parole pour parler des femmes et des discriminations qu'elles subissent à la SDS - ironie insupportable, au sein d'une structure censée lutter contre toute forme d'oppression. Et c'est ainsi que, devant le refus des camarades d'aborder le sujet, elle agrippe six tomates et les jette à la figure du président du SDS en criant «contre-révolutionnaire !»

Politiquement, ce n'est guère mieux. Le principal combat de l'APO, lutter contre une nouvelle législation sur l'état d'urgence, est perdu en mai lorsque la loi est votée par la grande coalition. Et puis, les vacances arrivent. Le mouvement s'essouffle. Parallèlement, il se radicalise. La journaliste Ulrike Meinhof écrit fameusement, juste après l'attentat : «Puisqu'il est démontré que toutes les manifestations n'ont pu empêcher l'attentat contre Rudi Dutschke, nous pouvons et nous devons nous poser la question de la violence et de la contre-violence.»

Tout cela mènera à la naissance de la RAF, la Fraction armée rouge, dont Ulrike Meinhof fut la véritable tête pensante - bien davantage que Baader, dont Sartre aurait dit, après lui avoir rendu visite en prison : «Ce qu'il est con ce Baader !» Les actions de la RAF agiteront l'Allemagne de l'Ouest pendant toute la décennie 70. Et on lui trouve un point commun avec la SDS de Dutschke : la guerre sans merci que lui livra le groupe de presse Springer, jamais à court d'outrances et de manipulations, entretenant un climat de terreur qui contribua à la radicalisation du groupe.

«Trois balles sur Rudi Dutschke», dit la chanson de Biermann. «La balle numéro un est partie, chante-t-il au premier couplet, de la forêt des journaux de Springer. »

Depuis dix ans, à Berlin-Ouest, la rue Koch a été rebaptisée «rue Rudi-Dutschke». Elle jouxte le siège d’un grand groupe de presse conservateur. Et c’est ainsi qu’en 2018, à Berlin, la rue Rudi-Dutschke croise la rue Axel-Springer.