Une croix est accrochée au rétroviseur. Le jeune chauffeur de taxi se signe en passant devant la cathédrale de la Résurrection du Christ, à Podgorica. Pour ce fidèle, la controverse religieuse sur fond de profondes divisions politiques qui agite le Monténégro est «honteuse» et vise à «diviser». Lui, comme environ 30 % des habitants du pays, se sent serbe et pas monténégrin. Il va même jusqu’à accrocher le portrait du patriarche Pavle dans sa voiture. A la tête de l’Eglise orthodoxe serbe de 1990 à sa mort, en 2009, le dignitaire avait béni des miliciens qui ont commis des crimes en Croatie et en Bosnie. Le Hram («cathédrale»), situé au cœur de la capitale du pays indépendant depuis 2006, appartient, comme quasiment tout le patrimoine religieux monténégrin, à l’Eglise orthodoxe serbe. Une situation insupportable pour les milliers de signataires d’une pétition en cours qui réclament la restitution de ces biens au Monténégro. Des centaines d’églises et de monastères, des hectares de forêt et de champs dont la valeur est difficile à estimer. L’Eglise monténégrine, autonome auparavant, avait été contrainte après que le pays a rejoint le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes en 1918 de se dissoudre dans le patriarcat serbe, qui la considère depuis comme un simple diocèse. Et qui veut toujours assurer l’autorité hiérarchique sur tous les fidèles orthodoxes vivant dans les frontières de l’ex-Yougoslavie.
Drapeau. L'Eglise monténégrine, dont l'autocéphalie (l'indépendance) n'est pas reconnue dans le monde orthodoxe, tente de se reconstituer depuis 1994. A ce jour, plus d'un tiers des fidèles de ce petit pays a choisi son Eglise locale au détriment de sa puissante rivale serbe. C'est le cas de la metteuse en scène Ana Vuketic, l'une des initiatrices de la pétition. «Il n'est pas possible que l'Eglise serbe soit propriétaire des deux tiers du patrimoine culturel du Monténégro sur lequel l'Etat monténégrin n'a aucun droit de regard. Ces églises ont été construites par des Monténégrins, des riverains, nos ancêtres.»
Pour les signataires de la pétition, la confiance a été rompue avec les Serbes dans les années 90 lorsque l'Eglise s'est compromise avec le nationalisme. «Des hommes armés rentraient dans les monastères. Les obsèques de la mère de Radovan Karadzic [ex-chef politique des Serbes de Bosnie condamné pour génocide, originaire du Monténégro, ndlr] avaient été organisées dans les années 2000 comme s'il s'agissait de la mère d'un saint», dénonce l'artiste quadragénaire. Les églises et les monastères affiliés au patriarcat serbe arborent souvent sur leur façade le drapeau de la Serbie, combattent les «monténégristes» au pouvoir et exaltent la fraternité avec la Russie, refusant aussi toute influence occidentale. Les opposants à l'autocéphalie monténégrine sont en fait les partisans de l'appartenance à l'Eglise orthodoxe serbe, ceux qui se réclament de l'identité nationale et politique serbe.
«Schismatique». Les initiateurs de la pétition ont déjà recueilli les 6 000 signatures nécessaires à l'examen de la question par les députés. Milo Djukanovic, qui a dirigé le pays pendant vingt-cinq ans et est le favori de la présidentielle de ce dimanche, a permis à l'Eglise monténégrine d'obtenir un statut juridique de personne morale en 2002. Mais rien n'est gagné.
En 1967, l’Eglise macédonienne a proclamé son indépendance vis-à-vis de l’Eglise orthodoxe serbe, qui l’a en retour déclarée «schismatique». Cinquante ans plus tard, l’institution n’a toujours pas réussi à se faire reconnaître au sein du monde orthodoxe. Les Monténégrins, dont l’indépendantisme religieux orthodoxe est plus faible, risquent eux aussi de rester encore longtemps des parias.