Les applaudissements crépitent. En rupture totale avec la tradition, qui bannit normalement de telles manifestations d’effusion dans l’enceinte de la chambre des Communes, les députés britanniques applaudissent. A plusieurs reprises, à chaque intervention. Une députée, qui vient de réciter une liste d’injures, se rassoit, en larmes.
Nous sommes au palais de Westminster, un jour d'avril 2018. Et cette députée travailliste, Ruth Smeeth, vient d'énumérer systématiquement les courriers de ceux qu'elle appelle son «fan-club», les insultes auxquelles elle est soumise quotidiennement. Parce qu'elle est juive. «Pends-toi espèce de sale vicieuse sioniste pourrie, tu es un cancer de l'humanité», récite-t-elle, systématiquement, la voix éraillée par l'émotion. «Cette Ruth Smeeth est Britannophobe, nous devons nettoyer notre pays des personnes de son type», la litanie continue. Elle cite enfin un email, accompagné du hashtag #JC4PM, pour "Jeremy Corbyn pour Premier ministre". «#JC4PM, désélectionnez aussi vite que possible Ruth Smeeth, virez tous ces porcs tueurs d'enfants du Labour». Peu après elle, John Mann, député travailliste de Bassetlaw, raconte comment son épouse a été «menacée de viol» par un «gauchiste antisémite» après sa participation à une manifestation contre l'antisémitisme au sein du Labour, il y a trois semaines. Comment elle a aussi reçu «un oiseau mort dans sa boîte aux lettres, posté par un marxiste du Labour antisémite», comment sa fille a été «contactée à plusieurs reprises par les services de sécurité pour vérifier où elle était». Parce qu'ils sont juifs.
Actes antisémites en hausse
Avant lui, la députée Luciana Berger, députée labour pour Liverpool Wavertree, avait relevé les menaces de morts dont elle faisait l'objet. Parce qu'elle est juive. Et Robert Halfon, député conservateur, juif lui aussi, avait souligné que l'antisémitisme est «désormais visible pour tous, dans sa plus odieuse brutalité». Margaret Hodge, 73 ans, une des doyennes du parti travailliste, a souligné comme elle se sentait désormais «une étrangère dans un parti que j'ai rejoint il y a cinquante ans». Elle a raconté comment, lors d'une récente visite à Auschwitz, elle avait découvert une vieille valise abîmée, portant les initiales de son oncle. «Je ne me suis jamais sentie aussi nerveuse et aussi effrayée d'être juive qu'aujourd'hui. J'ai l'impression que mon parti a donné la permission à l'antisémitisme de se répandre sans être arrêté», a-t-elle dit. Elle aussi, comme tous ses prédécesseurs, a été applaudie à tout rompre lors de ce débat sur la montée de l'antisémitisme au Royaume-Uni.
Les chiffres ne trompent pas. Les actes antisémites au Royaume-Uni, comme ailleurs en Europe, sont en hausse. L'organisation caritative Community Security Trust (CST) les recense au Royaume-Uni. Dans son plus récent rapport, sur l'année 2017, elle a noté 1 382 incidents antisémites, soit une augmentation de 3% par rapport à 2016, qui avait déjà atteint un record. Le débat de mardi à la chambre des Communes portait sur l'antisémitisme en général. Mais les témoignages de nombreux députés travaillistes ont cruellement mis en lumière un problème au sein du Labour. Son dirigeant, Jeremy Corbyn, a été de nombreuses fois accusé d'antisémitisme – ce qu'il a catégoriquement démenti – ou, à tout le moins, de ne pas prendre assez au sérieux, voire de faire preuve d'ambiguïté vis-à-vis des actes antisémites. Il a notamment concédé quelques «poches d'antisémitisme» au sein du parti en refusant d'admettre que le problème puisse être bien plus large. La prise de position ouverte de ses députés, qui l'ont directement critiqué, marque une nouvelle rupture au sein du parti travailliste.
Colère et tristesse
Fin mars, les principales associations juives britanniques s'étaient désolidarisées du Labour et avaient accusé Jeremy Corbyn, dont le soutien à la cause palestinienne n'a jamais varié, de «faire le lit des antisémites». Le dirigeant travailliste ne «peut sérieusement considérer l'antisémitisme, parce qu'il est trop idéologiquement fixé sur la vision du monde de l'extrême gauche, qui est instinctivement hostile aux communautés juives», avaient écrit les dirigeants des associations dans une lettre au leader du Labour. Une grosse manifestation, à laquelle s'étaient joints de nombreux députés, avait ensuite pris place devant le parlement. Jeremy Corbyn a promis de mettre en place un groupe d'action pour lutter contre l'antisémitisme au sein du Labour et devrait rencontrer la semaine prochaine les principaux dirigeants de la communauté juive. Mais il faudra sans doute plus que des déclarations de bonnes intentions pour apaiser la colère, et la tristesse, de nombre de ses troupes.
A la fin de son intervention aux Communes, la députée Luciana Berger avait noté que «la lutte contre le racisme est une de nos valeurs essentielles, et il n'y a pas si longtemps, la gauche confrontait activement l'antisémitisme». «Un seul membre du Labour antisémite est un membre de trop», avait-elle ajouté.