Le gouvernement maltais est mis sous pression de toutes parts. Voilà six mois que la journaliste Daphne Caruana Galizia a été assassinée dans l'explosion de sa voiture, dans le village de Bidnija, au centre de l'île européenne. Depuis, les accusations sur l'inaction des autorités à trouver l'auteur de l'attaque n'ont pas faibli. Pourtant, le 4 décembre, trois hommes ont été arrêtés dans un raid de police à Malte et sont accusés d'être les exécutants du meurtre du 16 octobre.
Seulement, pour la famille de la journaliste défunte, le plus gros de l'enquête reste à faire : trouver les commanditaires de cet assassinat. Selon eux, le mobile est politique. Cette semaine, la pression est montée encore d'un cran, quand 18 médias internationaux, réunis dans le projet Forbidden Stories, ont publié une série d'enquêtes sur les faibles avancées de l'investigation policière.
«Il est clair que les trois hommes traduits en justice pour l'instant ne sont que de simples contractuels, commissionnés par une tierce partie, a déclaré le mari, Peter Caruana Galizia, dans une interview exclusive au Guardian. Mes fils et moi ne sommes pas persuadés que notre gouvernement veuille vraiment établir qui les a envoyés, par peur que ces personnes soient en fait très proches du pouvoir. Pour cette raison, nous ne saurons peut-être jamais la vérité.»
Quels sont les éléments donnés par l’enquête policière jusqu’à maintenant ?
Les auditions préliminaires de Vince Muscat et des frères George et Alfred Degiorgio, les trois hommes suspectés d'avoir réalisé le meurtre, ont mis à jour plusieurs éléments de l'investigation. Comme la journaliste n'avait pas de déplacements réguliers, les enquêteurs estiment qu'elle a été suivie. Ainsi, une «petite voiture blanche» a été repérée par un témoin à plusieurs reprises avant le meurtre, dans un lieu où il était possible d'observer le quartier de la famille Caruana Galizia, à Bidnija. Le jour de l'assassinat, la voiture a été vue mais sans occupant et n'a plus jamais été remarquée après. Des tests ADN ont permis d'identifier celui d'Alfred Degiorgio sur un mégot de cigarette trouvé sur les lieux.
Avec l’aide du FBI, les autorités ont établi que l’explosion a été déclenchée par un SMS envoyé d’un téléphone portable Nokia 105 à un autre appareil lié à la bombe. Les deux numéros ont été créés en 2016 et n’ont échangé qu’en trois occasions depuis. L’appareil identifié comme l’émetteur du signal a été allumé le 16 octobre 2017 et s’est déplacé autour de l’île toute la journée, ce qui a conduit les enquêteurs à soupçonner qu’il se trouvait sur un bateau longeant les côtes de Malte.
Or, les frères Degiorgio sont propriétaires de plusieurs bateaux de plaisance. D’après les vidéos de caméras de surveillance, une de ces embarcations a quitté le grand port de La Valette aux environs de 8 heures du matin, avant de se diriger vers le nord de l’île et de rester en mer jusqu’au déclenchement de la bombe. Les antennes relais montrent aussi que les trois suspects se sont trouvés dans le périmètre du meurtre dans les jours qui l’ont précédé. Un troisième téléphone a été utilisé dans la zone de Bidnija pour appeler un numéro qui se trouvait en mer au moment de l’explosion, probablement celui de quelqu’un qui suivait les mouvements de la journaliste, d’après les enquêteurs.
George Degiorgio, qui était déjà mis sous écoute dans le cadre d'une autre enquête, a été enregistré expliquant au téléphone qu'il allait pêcher ce jour-là. Peu de temps après le meurtre, il a envoyé un message à sa compagne : «Achète-moi du vin mon amour.» Lors du raid du 4 décembre, les policiers ont arrêté les trois hommes au même endroit et en présence de plusieurs Nokia 105. Les forces armées ont ensuite trouvé dans les alentours des téléphones jetés, qui se sont avérés appartenir à George Degiorgio et Vince Muscat.
Un autre élément clé pour l'enquête n'a toujours pas été trouvé : l'ordinateur que la journaliste utilisait avant d'être assassinée. Un porte-parole du gouvernement a récemment accusé Matthew Caruana Galizia, le fils de la reporter, de le dissimuler. Ce dernier a répondu mardi sur Facebook : «Je brûlerais le portable de ma mère devant la police si je savais où il était. C'est l'ordinateur du Premier ministre dont a besoin la police, pas celui de ma mère. Joseph Muscat, où est ton ordinateur et le serveur email privé joseph@jospehmuscat.com qui a pu être utilisé pour planifier l'assassinat de ma mère ?» L'année dernière, Daphne Caruana Galizia a révélé que le Premier ministre, son chef de cabinet et le directeur du service de vente de passeports maltais, utilisaient ce serveur basé aux Etats-Unis pour communiquer.
En quoi le gouvernement maltais pourrait être impliqué ?
La famille de la journaliste tuée et l’opposition au Parti travailliste au pouvoir à Malte continuent de dénoncer l’inaction du gouvernement et certains l’accusent d’être lié au meurtre. Le Premier ministre Joseph Muscat a nié et offert un million d’euros à qui apporterait des informations significatives aux enquêteurs. Le chef de gouvernement est dans le viseur car Daphne Caruana Galizia a publié, ces dernières années, plusieurs enquêtes sur lui.
En 2016, la journaliste maltaise révélait, dans le cadre des Panama Papers, l'existence de sociétés offshore détenues par Keith Schembri, le chef de cabinet du Premier ministre, et par Konrad Mizzi, le ministre de l'Energie. En avril 2017, elle accusait cette fois la femme de Muscat d'être la bénéficiaire d'une société écran domiciliée au Panama, sur les comptes de laquelle un million de dollars auraient été versés par la fille du président du régime ultra-autoritaire azerbaïdjanais, Ilham Aliyev. Le couple Muscat a démenti, reprochant à la journaliste d'avoir été manipulée par Maria Efimova, une lanceuse d'alerte russe travaillant dans la banque Pilatus, par où aurait transité l'argent. La justice a alors ouvert une enquête, Muscat convoquant des législatives anticipées, qu'il a remportées en juin.
La lanceuse d’alerte, qui a quitté le pays, s’est rendue aux autorités grecques fin mars, après qu’un mandat d’arrêt européen a été délivré à son encontre par le gouvernement maltais. Finalement, le 12 avril, un tribunal grec a décidé de ne pas extrader Maria Efimova, par crainte pour sa sécurité à Malte.
Dernier scandale politique en date : mercredi, Simon Busuttil, ancien leader de l'opposition à Joseph Muscat, a annoncé sur Twitter avoir été convoqué par la police pour répondre à des questions sur l'utilisation de sa voiture. Le véhicule a été identifié dans des lieux où ont été affichés des posters critiques du gouvernement. Finalement, la compagne de Busuttil, Kristina Chetcuti, a déclaré, sur Twitter aussi, qu'elle avait conduit cette voiture et aidé des activistes à coller ces affiches. Ce quiproquo a poussé Simon Busuttil à déclarer sur le réseau social : «C'est apparemment beaucoup plus important pour le chef de la police [de m'interroger] plutôt que de questionner Keith Schembri, [le chef de cabinet du Premier ministre cité dans les Panama papers, ndlr] ou Chris Cardona.»
I have been summoned to the Valletta Police Station, Thursday 3PM, to answer Qs on the alleged use of my personal car to carry these posters. Because, you know, for the Commissioner of Police this is more VIP than interrogating @ChrisCardonaMP or @keithaschembri @FbdnStories pic.twitter.com/H1idXL3UzG
— Simon Busuttil (@SimonBusuttil) April 18, 2018
Ce dernier, qui est ministre de l'Economie, aurait été vu en train de discuter avec un des suspects dans un bar de Siggiewi, selon les informations du «Projet Daphne». Chris Cardona a démenti.
Dans un rapport publié en janvier, une délégation de parlementaires européens a dénoncé un climat d'«impunité» dans le pays et appelé à réformer le système judiciaire pour garantir plus d'indépendance et de transparence dans les procédures.