«En toute logique, la présence de survivantes et leurs témoignages devraient suffire…» souffle d'emblée Kang Sung-hyun. Pressé et méthodique, l'historien accueille dans son bureau à l'Université nationale de Séoul en ne quittant pas des yeux son écran d'ordinateur. Il fut difficile de le convaincre de nous accorder un rendez-vous. Et l'on devine que l'homme au visage rond et à la chemise sage se bat avec le temps tout autant qu'avec le silence. «Mais à cause des positions révisionnistes du gouvernement de Shinzo Abe, l'atmosphère a changé. Nous avons réalisé que nous avions réellement besoin de papiers officiels pour prouver ce qui a été fait à ces femmes.»
Kang Sung-hyun pilote un groupe d'une huitaine de chercheurs pour tenter de rassembler le plus de matériel historique possible sur les femmes de réconfort - même si un très grand nombre d'archives ont systématiquement été détruites à la défaite du Japon. «Quand nous avons commencé à travailler à l'été 2014, les documents étaient principalement japonais.» Après le premier témoignage de Kim Hak-sun en 1991 et les travaux de l'historien Yoshiaki Yoshimi, le gouvernement japonais de l'époque fait en effet son mea culpa - c'est la fameuse «déclaration Kono», du nom de secrétaire en chef du cabinet Yohei Kono. Il crée le Fonds des femmes asiatiques (Asian Women's Fund), qui aide et soutient les femmes forcées à la prostitution pendant la guerre, et divulgue une série de papiers.
«Cela représentait un millier de documents environ, si peu de chose par rapport à tout ce qui devait exister, reprend Kang Sung Hyun. Nous ne pouvions en trouver provenant d'autres pays asiatiques. Même la Corée, qui est pourtant un pays victime et qui compte beaucoup de femmes de réconfort, n'a rien dévoilé sur cette thématique. Et il y a eu peu d'efforts académiques dans ce domaine.» La question empoisonne pourtant les relations entre Séoul et Tokyo depuis des décennies, nombre de Sud-Coréens en faisant le symbole des abus et violences, quand les Japonais nient qu'elles aient été enrôlées de force. «L'essentiel de la controverse se ramène à la question de savoir si elles ont été forcées ou non, et au degré d'implication de l'armée dans la création, l'organisation et la gestion de ces centres», résume Christine Lévy, maître de conférences en études japonaises à l'université de Bordeaux-III (1).
Un débat qui n'épargne pas les universitaires occidentaux. L'historien Jean-Louis Margolin réfute ainsi, à propos des Coréennes, le terme «d'esclaves» sexuelles, souvent usité. «L'expression n'est pas acceptable, affirme le maître de conférences en histoire contemporaine à l'université d'Aix-Marseille. Quoique la majorité des Coréennes furent trompées sur leur affectation, ou parfois vendues par leurs parents ou leur mari, un nombre important de femmes furent volontaires, à une époque où la prostitution était très répandue et légale - et la misère très grande. Cependant, elles disposaient toutes d'un contrat à durée déterminée, qui fut souvent respecté, et elles furent généralement payées, parfois plutôt bien.»
Peur
Un avis que ne partage guère un autre historien, Pierre-François Souyri, professeur à l'université de Genève. «Les témoignages recueillis par milliers dans des centres de documentation comme le WAM (Women's Active Museum on War and Peace) à Tokyo laissent entrevoir l'indicible. Ils révèlent, par leur répétition même, à quel point l'Etat japonais avait planifié le système et l'avait organisé, telle une machine, pour enlever les filles, broyer leur résistance et leur volonté», écrit-il dans un article de l'Histoire daté de juin 2016 et confirme-t-il avec insistance au téléphone.
Pierre-François Souyri ajoute plus loin : «Le système reposait sur la tromperie, le rapt, la rafle, la chasse à l'être humain, bref des pratiques esclavagistes (et souvent le fait de recruteurs issus de la pègre locale et de collaborateurs divers). Il visait des jeunes filles, pour la plupart âgées de 14 à 18 ans, souvent arrachées à leur famille, à leur village, déportées, telles des esclaves, d'un bout à l'autre de l'Asie, vers la Mandchourie, la Chine ou l'Asie du Sud-Est. L'armée japonaise fut donc la plus grande institution proxénète et esclavagiste que le monde ait sans doute jamais connue !»
Inlassablement, la modeste équipe de Kang Sung-hyun recherche et analyse des documents pour appuyer les témoignages des survivantes. Après deux années à fouiller les archives américaines, ils ont notamment révélé l’été dernier un petit film en noir et blanc de 18 secondes, qui aurait été tourné par un soldat américain le 8 septembre 1944. On y voit sept femmes, la nuque et les épaules plombées par la peur, le regard hébété, les pieds nus sur le sol et la robe chiffonnée, répondant aux questions d’un soldat chinois. Deux femmes de la vidéo ont été identifiées car elles figurent également sur deux photos d’époque, où une survivante s’est reconnue. C’était donc la première fois en soixante-treize ans qu’une vidéo démontrait l’existence des femmes de réconfort.
Sœurs
Sans éclats, les preuves s'accumulent. L'équipe a récemment révélé une autre vidéo, celle d'un charnier. Le croisement entre des photos du massacre et un compte rendu militaire démontre que des soldats japonais ont tué, le 13 septembre 1944 dans une région chinoise, trente femmes de réconfort coréennes. Sûrement pour cacher leur existence, suggère le chercheur. Ce sont aussi des témoignages d'officiers japonais, qui évoquent la présence de deux sœurs françaises parmi les femmes de réconfort. «Nous pensons qu'il y a sûrement bien d'autres cas, car les hauts gradés avaient une préférence pour les Européennes qui vivaient en Chine à l'époque. C'étaient des partenaires de haut rang, pas pour les simples soldats.»
Enfin, des textes japonais ou américains mettent en évidence que tout le monde avait parfaitement conscience de l'existence de ce système. «Tant de femmes ont été enrôlées et prostituées, environ 200 000. Mais après la guerre, plus personne n'a parlé des femmes de réconfort, pas un mot (ou si peu) à travers le monde, même lors des procès. Pourquoi tout a ainsi disparu ? C'est une vraie question», soupire Kang Sung-hyun.