Des enseignants obligés, pour boucler leurs fins de mois, de devenir chauffeurs Uber ou caissiers à Walmart après les cours. Des élèves au destin déterminé par leur code postal et non par leurs résultats scolaires. Des salles de classe au mobilier délabré et aux manuels scolaires hors d’âge, quand d’autres mettent à disposition un ordinateur portable par élève. La grève historique et massive menée début avril par des dizaines de milliers d’enseignants en Oklahoma, en Arizona, en Virginie-Occidentale et dans le Kentucky, est venue rappeler à l’Amérique la crise de son école, ses financements insuffisants et son système intrinsèquement inégalitaire.
Une décentralisation totale
Les écoles publiques, où sont scolarisés 90 % des élèves américains, sont financées par les Etats, salaires des profs compris. Le gouvernement fédéral n’intervient que de façon très marginale (subventions des repas à la cantine pour les plus démunis, aides aux enfants handicapés…). Ce système totalement décentralisé a pour conséquences de fortes disparités, notamment dans certains Etats républicains où, pour répondre aux promesses électorales de baisses d’impôts, l’éducation a subi des coupes claires.
La rémunération des enseignants, par exemple, diffère beaucoup d'un Etat à l'autre. En Oklahoma, le salaire moyen annuel d'un enseignant du secondaire est de 42 460 dollars (34 563 euros). Dans l'Etat de New York, il double presque ( 81 410 dollars), selon le Bureau of labor statistics. Cette inégalité de traitement n'est pas sans conséquence sur la scolarité des élèves. «Plus [le budget d'une école américaine] est restreint, moins l'école peut recruter des enseignants qualifiés. En d'autres termes, la qualité même de l'enseignement d'une école dépend de ses moyens», écrit Sylvia Ullmo, professeure de civilisation américaine à l'université de Tours, dans «L'école et l'(in)égalité des chances aux Etats-Unis»publié dans la Revue française d'études américaines.
Les écoles publiques américaines sont financées par les impôts locaux, notamment avec la taxe foncière. L'éducation est donc alimentée par l'argent disponible dans la collectivité et non par l'argent nécessaire. «Les districts déshérités ne sont pas en mesure de financer leurs écoles correctement», insiste Sylvia Ullmo. Au niveau national, les districts les plus pauvres dépensent 15,6 % de moins par étudiant que les districts les mieux lotis, selon le ministère de l'Education. Avec des effets à long terme pour l'élève : des travaux du National Bureau of Economic Research montrent qu'une augmentation de 20 % des financements pour un élève de condition modeste revient à lui permettre de faire une année d'étude de plus, et, une fois sur le marché du travail, lui promet un salaire supérieur de 25 %.
Un système qui «manque à ses devoirs»
«L'inégalité des chances tient dans ce cercle vicieux où s'imbriquent la pauvreté des parents, la mauvaise santé, souvent liée à l'insuffisance des soins médicaux, et les conditions de la scolarité qui ne prédisposent pas l'enfant à atteindre ce niveau de formation qui lui permettrait plus tard d'avoir un emploi stable, détaille Sylvia Ullmo. A cela s'ajoute un facteur racial puisque les écoles fréquentées par des enfants blancs en situation de pauvreté reçoivent localement en moyenne 32,4 % de plus que les écoles fréquentées par des non-blancs pauvres.» Pour l'économiste du Massachusetts Institute of Technology (MIT) Peter Temin, auteur de The Vanishing Middle Class (2017), «les décisions politiques de la dernière génération ont bâti un système scolaire qui a fourché, avec d'un côté une école pour les Blancs des banlieues prospères, qui feront ensuite des études supérieures, et de l'autre, une école pour les minorités urbaines, menacées par le risque d'incarcération».
En 2013, sous la houlette du ministre de l'Education de Barack Obama, une commission publiait le rapport For each and every child («Pour chaque enfant») : «Notre système ne distribue pas les opportunités de façon équitable, relevait la commission. Le système scolaire public aux Etats Unis, pris dans son ensemble, manque à ses devoirs envers notre nation et nos enfants. Nos leaders dénoncent mais tolèrent les disparités entre les résultats des élèves, ce qui est injuste mais également dangereux socialement et économiquement.»
Privatisation massive
Ces inégalités se font également sentir au sein d'un même Etat. Parfois, quelques kilomètres à peine séparent deux écoles, mais ce sont deux mondes parallèles, comme l'avait montré James E. Ryan, de l'université Harvard, dans Five Miles Away, A World Apart (2010). S'appuyant sur l'étude de cas de deux écoles de Virginie, près de Richmond, l'une urbaine et défavorisée, l'autre dans une banlieue riche, il montrait comment la situation géographique de l'école et la réussite scolaire sont inextricablement corrélées. «Notre système éducatif, traditionnellement vu comme l'outil essentiel pour remédier au fossé d'opportunités, reflète voire creuse encore les inégalités sociales existantes», écrivait-il.
Le système scolaire public de bonne qualité, déterminant pour la mobilité sociale, a fait la prospérité des Etats-Unis au XXe siècle, avec chaque génération plus éduquée que la précédente. Mais la mécanique s'est enrayée, surtout pour les minorités. Le diagnostic n'est pourtant pas nouveau. Dès 1972, une commission mise sur pied par Richard Nixon appelait à une réforme de l'éducation, et reconnaissait, déjà, que l'argent n'était «pas collecté équitablement ou dépensé selon les besoins des élèves». Rebelote en 1983. En 2001 est voté le No Child Left Behind Act, où l'Etat fédéral s'investit plus dans le financement des écoles. Machine arrière avec le Every Student Succeeds Act (2015). Principaux freins aux réformes,les Etats républicains qui, dans un Congrès majoritairement de leur bord, font jalousement respecter leurs prérogatives scolaires face à l'Etat fédéral.
L’administration en place risque fort de ne pas changer les choses. La réforme fiscale d’ampleur tant promise par Donald Trump et votée en décembre diminuera mécaniquement les recettes pour les services publics. Quant à l’actuelle ministre de l’Education, Betsy DeVos, sa réponse à la crise de l’école américaine se résume à la privatisation massive des établissements, comme elle l’a fait dans son Etat du Michigan. Les élèves y sont aujourd’hui parmi les plus faibles du pays.